Flibuste, magie et surréalisme

« Accoudée à la rambarde du Claude Bernard en cette fin de jour du 30 décembre 1952, je regarde les trillions d’eau salée m’éloignant un peu plus à chaque seconde de ma famille, de mes amis, d’une sécurité matérielle, de ce qui avait été ma vie », écrit Nelly Kaplan, née le 11 avril 1931 à Buenos Aires, afin d’annoncer, dès le début de son autobiographie, la couleur fauve qui va bientôt mettre à sac la mouvance surréaliste parisienne en la personne de ses principaux initiateurs historiques, et de nombreux autres chevaliers prêts à rendre les armes ! Une flibustière arrive : le saccage des sentiments par le haut peut commencer !


Nelly Kaplan, Entrez, c’est ouvert ! L’Âge d’Homme, 342 p., 23 €

Clément Debailleul et Raphaël Navarro, Nous, rêveurs définitifs. Théâtre du Rond-Point, Paris


Il se trouve que je viens de publier un livre qui a pour titre La clé est sur la porte 1 ; aussi, lorsqu’un autre livre intitulé Entrez, c’est ouvert ! fait soudain son apparition dans toutes les bonnes librairies, cela constitue une invite incontournable à mes yeux intrigués ! De plus, l’auteur de ce livre se trouvant être une admirable personne que j’ai eu le bonheur d’approcher jadis aux moments les plus surréalistes de mon existence, ce rappel a force de signe, et tout signe mérite attention. Mais reprenons le fil des circonstances. Issue d’une famille juive de Kiev et d’Odessa émigrée en Argentine pour échapper à la menace des pogroms à la fin du XIXe siècle, la jeune Nelly, née rebelle, fait, à Buenos Aires, l’acquisition d’un ouvrage au titre surprenant, Los Campos Magneticos, alors que ses seize ans sonnent tout juste. André Breton et Philippe Soupault, auteurs de ces Champs magnétiques, viennent de faire irruption pour longtemps dans sa vie réelle, ce qu’elle ne sait pas encore !

Mais il fallait aussi une autre raison parallèle pour qu’un destin se forge sous la force des attractions. Parenthèse : les surréalistes reprennent volontiers la formule de Charles Fourier selon laquelle « les attractions sont proportionnelles aux destinées », tout en s’interrogeant sur la signification profonde de cette sentence. Pour ma part, j’ai toujours pensé qu’il fallait la lire comme dans un miroir, puisque les destinées ne sauraient exister sans les désirs qui, seuls, en dessinent les lignes de force ; c’est pourquoi les destinées sont proportionnelles aux attractions, la puissance des désirs – ou attractions – jouant pleinement son rôle révélateur pour qui sait en déchiffrer la finalité. Fin de la parenthèse. Donc, vers l’âge de neuf ans, Nelly est bouleversée par la vision du film d’Abel Gance J’accuse, dans lequel le metteur en scène avait demandé aux « gueules cassées » de 14-18 de jouer le rôle des morts quittant leurs tombeaux pour marcher vers le spectateur. Le spectacle la transforme littéralement et, le lendemain matin, au petit déjeuner, elle déclare fermement : « Quand je serai grande, je ferai du cinéma ! » ; son père lui répond : « On ne parle pas la bouche pleine ». Bon.

Les années passent, la révolte demeure, sa majorité arrive. Il faut qu’elle parte. Comment ?

Devenue une cinéphile avertie, elle parvient à décrocher un nombre considérable d’accréditations, y compris celle de la Cinémathèque d’Argentine. Munie d’un billet de troisième classe sur le paquebot Claude Bernard, elle choisit Paris comme point de chute.

À l’occasion d’un hommage à Méliès, organisé par Henri Langlois dans les locaux légendaires de la Cinémathèque française, avenue de Messine, elle rencontre enfin Abel Gance, qui aussitôt la fascine. Plus de quarante ans les séparent, mais le charme de Gance agira comme un sortilège, et un amour passionné les unira pendant dix années. Et ce n’est qu’un début, « la monoandrie ne faisant pas partie de mes vertus cardinales », affirme-t-elle dans son livre ! Pour le moment, Gance fera de Nelly sa collaboratrice absolue sur les tournages à venir, et surtout c’est avec elle que sera élaboré le programme « Magirama » dans lequel la polyvision, invention technique de Gance, va entraîner l’adhésion exaltée d’André Breton, invité à la première au Studio 28, en décembre 1957. La valse des rencontres inévitables commence.

Flashback. Dans les premiers temps de sa vie à Paris, Nelly Kaplan a tendance à « sauter » des repas, ses finances n’étant pas au rendez-vous. Elle tombe malade ; on lui conseille un médecin « pas cher » du quartier ; il s’appelle Théodore Fraenkel, mais elle ignore qu’elle vient de saisir une extrémité d’un fil rouge, celui qui mène tout droit au surréalisme ; Fraenkel n’est autre, en effet, que l’ami de jeunesse de Breton puis d’Aragon, l’un des correspondants réguliers de Jacques Vaché ; et il fut de l’épopée Dada dès l’origine ! Mais l’aventure continue. En juin 1954, lors d’un vernissage à la galerie Maeght, un homme en proie à une grande agitation s’adresse à elle en ces termes : « Qui êtes-vous, fleur exorbitante, au milieu de tous ces crétins ? » Philippe Soupault, oui, l’un des deux auteurs des Campos Magneticos, vient de surgir physiquement dans sa vie. Leur « amitié » amoureuse ne s’éteindra qu’à la mort du poète. Mais l’autre, André Breton ? Début 1957, le musée des Arts décoratifs organise une importante exposition d’art précolombien. Au fur et à mesure de sa visite, Nelly constate qu’un homme s’arrête exactement aux mêmes endroits qu’elle, en admirant les mêmes pièces. Soudain, il lui adresse la parole en commentant une statuette qu’elle contemple : « Ce qu’il dit est d’une rare subtilité et il devient “mon guide personnel” tout au long de la visite. Son visage me semble familier, mais je ne parviens pas à l’identifier […] Quand nous sortons du Musée, avant de nous séparer, il dit : – Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle André Breton… Je serais heureux de vous revoir ». Le champ magnétique des attractions vient de déchaîner les désirs, et les deux auteurs qui aimantèrent sa jeunesse lui rendent désormais hommage ! Il a fallu la route parallèle du cinéma pour en arriver à ce point d’incandescence, ce cinéma qui va, lui aussi, faire reluire les armes de sa magnifique rébellion. Breton, bien sûr, est follement épris, mais leurs relations amoureuses n’iront pas sans conflits, les deux auteurs des Champs magnétiques se retrouvant dès lors en concurrence, loin de leur jeunesse passée et des brouilles qu’ils connurent au fil du temps.

Décidément vouée aux rencontre surréalistes – toujours les attractions ! –, Nelly Kaplan va croiser le destin d’André Pieyre de Mandiargues, en 1961. Leurs rapports, libres et ludiques, d’où orages et remontrances sont exclus, survivront sans failles jusqu’à la disparition de l’écrivain, en 1991. Nelly ne se contente pas de faire des films, elle écrit aussi en français, sur la suggestion de Soupault, et publie sous le pseudonyme de Belen de réjouissants ouvrages comme La géométrie dans les spasmes2, Le réservoir des sens3 ou Mémoires d’une liseuse de draps4. À leur sujet, Mandiargues pourra dire : « Le pouvoir féminin, qui se distingue des nostalgies de l’éternel féminin en ce qu’il est un soulèvement révolutionnaire appuyé par les forces paniques de la nature, voilà la suggestion de Belen pour achever de détruire le vieil ordre sordide sous lequel le monde entier étouffe. » En septembre 2002, répondant à la question suivante du Magazine Littéraire : « Le fait d’être une femme importe-t-il pour vous ? Cela donne-t-il une spécificité à votre exercice artistique ? », Nelly Kaplan déclarera : « Non, pas du tout. Je revendique l’androgynie de la création. Je trouve extrêmement dangereux de donner un sexe à la création, de parler d’un livre ou d’un film “de femme”, parce que de là au ghetto il n’y a qu’un barbelé invisible. Il ne faut surtout pas tomber dans ce piège. Je n’ai jamais vu un festival de “films d’hommes”, donc je ne veux pas participer à des festivals de “films de femmes”. Et dire qu’une œuvre est féminine n’a pas de sens ». Le « féminisme » n’est surréaliste, c’est-à-dire subversif, que s’il renonce à n’agir que sur une seule moitié du monde ; autrement, il n’est rien qu’une insurrection de papier pour salons mondains, dépourvue d’avenir parce que éloignée des puissances de l’éros. Mais j’aperçois la flibustière, la fiancée du pirate qui, là-bas, brandit son sabre d’abordage !

En marge de ses collaborations avec Abel Gance, Nelly Kaplan réalise toute une série de courts métrages sur Gustave Moreau, Rodolphe Bresdin, Picasso ou Victor Hugo, avant de se lancer dans la mise en scène de son premier long métrage, cette Fiancée du pirate, justement, qui, en 1969, dans le sillage du mouvement de Mai 68, va semer l’affolement au sein de la Commission de contrôle des films, autrement dit la censure ! Il faudra un combat acharné contre ces instances pour finalement arracher un visa, restreint dans un premier temps ; mais le formidable accueil critique et public finira par faire sauter tous les barrages et, de nos jours, ce film est devenu « culte », sa charge érotico-subversive portée par la ravageuse Bernadette Lafont emportant tout sur son passage ! D’autres réalisations suivront, toutes marquées par un esprit d’indépendance laissant un puissant parfum de soufre à leur suite. Et ses compagnons de vie et de création, Claude Makowski et Jean Chapot, seront les témoins actifs et privilégiés de « la fée au chapeau de clarté », comme la désigna superbement André Breton aux jolis temps de sa fascination.

Cette autobiographie nous est livrée à l’aide de courts paragraphes, grâce à une écriture vive et malicieuse dont l’humour constant fait plaisir à voir. En guise de conclusion, Nelly Kaplan affirme son tempérament en déclarant : « Je trouve très plaisante la fréquentation des hommes. N’ayant jamais été “sous influence”, ni prisonnière d’aucun, la délivrance n’est pas de rigueur. Mes rapports avec le “sexe opposé” (opposé à quoi ?) ont été, sont toujours placés sous le signe de la plus cordiale égalité. Et plus, si affinités ». Entrez, c’est ouvert !

Au nombre des livres publiés par Nelly Kaplan, on verra apparaître, en 2002, Ils furent une étrange comète5, œuvre qui s’appuie avec élégance sur le champ poétique offert par la physique quantique, dont notre flibustière est une fervente complice. En simplifiant, on sait que les lois quantiques ne donnent que des probabilités et qu’une chose ne prend forme que si elle est observée. C’est pourquoi je souhaite ici faire part à nos lecteurs de quelques observations récentes, et des formes par lesquelles ce que j’ai vu s’est manifesté sous mes yeux.

« L’homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort, fait avec peine le tour des objets dont il a été amené à faire usage », écrit André Breton dans le premier Manifeste du surréalisme. C’est cette phrase que Clément Debailleul et Raphaël Navarro ont choisi de mettre en exergue du spectacle magique qu’ils ont composé avec une petite troupe de sept personnes, qui paraissent détenir d’incroyables pouvoirs, la poésie et le merveilleux étant là comme chez eux ! Leur note d’intention proclame encore, je cite, en résumé : « Nous, rêveurs définitifs, revendiquons l’absolue nécessité de réinventer les règles du réel ; déclarons que la magie, par sa présence permanente, laisse ouverte la porte d’un monde au-delà du tangible ; aspirons à l’envol ; affirmons que l’impossible est un champ infini, nécessaire et synonyme de liberté ; invitons à contempler les invisibles ; pensons que la réalité n’est rien qu’un rêve plus précis, que la magie est une échappée libératrice, une forme active de résistance, une nouvelle intimité, un rêve définitif ! » Quand on sait que, pour un surréaliste, l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel, se trouver en présence d’hommes et de femmes qui réalisent l’imaginaire par la grâce de leur imagination, qui mettent en œuvre les moyens matériels nécessaires au surgissement du merveilleux, qui, selon toute vraisemblance, utilisent les avancées scientifiques les plus récentes – ordinateurs, rayons laser, hologrammes, mise en apesanteur, drones – en les détournant des fonctions auxquelles elles ont été primitivement destinées, qui plongent les spectateurs présents dans un univers où la poésie règne en majeur et où le merveilleux est comme chez lui, la plus grande exaltation trouve là à s’exprimer sans mesure !

Non, vous n’avez jamais vu une comète bleue, de la taille d’une grosse ampoule, survoler une salle plongée dans le noir, monter dans les superstructures du théâtre et circuler à toute allure entre les travées, tout en obéissant aux ordres d’un homme que rien ne relie à l’objet en question ; non, vous n’avez jamais vu une femme, en complète lévitation, effectuer des mouvements d’une grâce infinie que seul l’arrachement à la pesanteur terrestre peut justifier ; non, vous n’avez jamais vu un être qui, après avoir laissé sur la scène, en pleine lumière, un groupe d’hologrammes issus de son propre corps, se lance vers le public et soudain, l’espace d’un éclair, disparaît totalement dans le noir qui survient ; non, vous n’avez jamais vu un jongleur à l’humour explosif lancer cinq balles rouges en l’air, les rattraper normalement, jusqu’à ce que, tout à coup, l’une d’entre elles redescende plus lentement que les autres, mettant ainsi en défaut les lois de la gravitation universelle ; non, vous n’avez jamais vu tout cela, ni bien d’autres choses encore !

Quelques jours avant sa mort, André Breton expliquait à Radovan Ivsic que, comme lui, il était « resté un enfant »6 ; sans chercher à dissimuler mon enthousiasme pour ce qui a pris forme parce que je l’ai observé, et avec la certitude de ne pas abuser du pouvoir de celui qui a la chance d’être toujours de ce monde, j’affirme que Breton aurait été ébloui, transporté et plongé dans les merveilleux méandres du questionnement poétique s’il s’était trouvé en présence des expériences magiques que je viens d’évoquer ! Hélas, ce spectacle n’est plus visible à Paris, mais je ne doute pas que, quelque jour, il ne surgisse à nouveau ici ou là… Alors, vous n’aurez pas le droit de le manquer, ce serait criminel !


  1. Alain Joubert, La clé est sur la porte, Maurice Nadeau, 2016.
  2. Nelly Kaplan, La géométrie dans les spasmes, Éric Losfeld, 1959.
  3. Nelly Kaplan, Le réservoir des sens, Jean-Jacques Pauvert, 1988.
  4. Nelly Kaplan, Mémoires d’une liseuse de draps, Jean-Jacques Pauvert, 1971.
  5. Nelly Kaplan, Ils furent une étrange comète, Le Castor Astral, 2002.
  6. Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien tout, Gallimard, 2015.
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