L’Islande dans la brume du temps

Guǒmundur Andri Thorsson : encore un Islandais ! Qu’y faire si cette nation, une des plus petites de notre Europe qui fout le camp, a du génie ? Elle nous apporte en tout cas, depuis quelques années, grâce au traducteur exceptionnel qu’est Éric Boury, des romanciers très particuliers en ce que leur prose, pour les meilleurs d’entre eux, rend un son de probité foncière, une des valeurs qu’elle prône par ailleurs – à contre-courant des faussetés à la mode presque d’un bout à l’autre du champ littéraire universel – étant l’honnêteté, le refus du tape-à-l’œil, un souci tout flaubertien de la vérité.


Guǒmundur Andri Thorsson, La valse de Valeyri. Trad. de l’islandais par Éric Boury. Gallimard, 183 p., 18 €


Ils ne sont pas pour autant des besogneux de « l’histoire vraie », ces dissidents nordiques, des gagne-petit de la minutie factuelle. Rien n’est plus authentique que leur production, rien n’est plus proche de la réalité insolite d’une micro-société d’éventreurs de morues récemment convertis à l’économie casino, ayant abandonné pour le monde en peau de lapin des affaires ses traditions, imposées par la géographie et la météorologie, de labeur opiniâtre et de gain modeste, mais qui, une fois crevée la baudruche du profit virtuel, sut, seule en Europe, démettre ses politiciens véreux et traîner ses banquiers devant les tribunaux.

Cette simplicité, cette absence d’esbroufe aurait dû aboutir à des textes terre-à-terre de disciples de Champfleury, au mieux de Roger Martin du Gard, de la bonne grosse prose qui tient au corps et remplit les cases de l’esprit sans le combler. Or, il n’en est rien. S’embarquer dans un roman islandais accompli, c’est presque aussitôt être emporté par un courant ascendant et voguer, tel le rêveur baudelairien, « au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, / Des montagnes, des bois, des nuages, des mers ». Car l’artiste, là-haut, n’est pas seulement l’héritier des colonisateurs norvégiens qui créèrent l’Althing – première assemblée républicaine – en 930, il n’a pas seulement dans sa famille nombre d’ancêtres qui furent marins pêcheurs et paysans. Son bagage comprend aussi obligatoirement des poètes, l’Islande aux longs hivers étant sans doute la nation la plus cultivée et la plus poétique du monde, où se lisent encore dans le texte (la langue a peu évolué) les Edda du XIIIe siècle.

Voyez-vous cela ? Que les petits Français sachent par cœur les chansons de geste écrites deux siècles avant ce François Villon, poète national dont ils sont incapables de comprendre un seul vers sans un tombereau de gloses qui les rasent ! Et les Islandais ne se sont nullement figés dans leur glorieux passé littéraire. Orgueilleux à juste titre de leur idiome norois archaïque, ils sont obligés par la difficulté et la minuscule aire linguistique de celui-ci (leur pays ténébreux et méchamment volcanique n’abrite qu’un peu plus de trois cent mille habitants, guère plus que la Corse) d’être au moins bilingues et parlent tous l’anglais, mais aussi le plus souvent les autres langues scandinaves, et leurs écrivains n’ignorent rien des littératures étrangères.

Est-ce ce statut culturel privilégié qui explique l’ampleur exceptionnelle de leur production romanesque ? Oui, certainement, mais c’est l’imprégnation poétique de leurs écrivains en prose qui met certains d’entre eux si nettement au-dessus de l’étiage artistique moyen.

Ainsi, La valse de Valeyri, texte enchanteur de Thorsson presque égal, par bouffées intenses, à la trilogie grandiose de Jón Kalman Stefánsson (Entre ciel et terre, 2010 ; La tristesse des anges, 2011 ; Le cœur de l’homme, 2013, tous publiés chez Gallimard et traduits par Éric Boury), pourrait n’être que la chronique naturaliste d’un petit village côtier, composée d’une suite de vignettes dont le centre est chaque fois un personnage pittoresque : Kata, la jeune émigrée de Slovaquie (elle traîne un lourd passé de viol et dirige la chorale locale) ; le poète Smyrill ; le pasteur ivrogne et solitaire qui perd sa vie et ses nuits dans de stupides jeux d’argent sur Internet ; le banquier Oli, acteur et victime de l’économie casino, dont les prêts inconsidérés ont conduit la conserverie à la faillite, un brave homme pourtant ; et tous ces gens souvent affublés de sobriquets cocasses : Lalli l’Allongé, Lalli le Macareux, Lara de l’Allongé…

On admirerait alors la virtuosité des récits individuels emboîtés, comment ils tournent et valsent l’un par rapport à l’autre, une anecdote revenant de loin pour s’accoler à une autre, et les fragments de ces existences menues finissant par s’agglutiner en une substance humaine unique, riche et colorée, le pointillisme de la peinture formant un vaste tableau.

Mais en fait il ne s’agit pas de cela, ou pas de cela seulement. Le point de vue adopté peut bien être, superficiellement, celui de Seurat, il n’est pas pour autant frontal mais aérien, et nous glissons tout de suite dans l’atmosphère fantasmagorique de ces contes mélancoliques d’Andersen où ce qui importe (pensons aux Fleurs de la petite Ida) est moins de créer l’illusion de la vie chez les êtres aux destins croisés qui nous sont montrés que de permettre au lecteur de ne jamais oublier que les valses racontées sont toujours valses des morts.

D’ailleurs, le récit de Thorsson n’est-il pas explicitement mis au compte d’une entité narratrice aussi fuligineuse et fantasque que la brume qui, en Islande, estompe et cache la netteté graphique des plus beaux jours ? Certes, cette brume elle-même dissimule à peine le père récemment disparu de l’auteur. Le livre lui est dédié et l’on comprend que toutes choses, tragédies comprises, qui surgissent avec naturel de la tapisserie tissée par les mots de Thorsson, sont issues de la vision d’un homme bienveillant et qui n’est plus. Bref, un mort assume ces histoires, dans un mélange d’acuité visuelle et de tact dont le charme prenant est d’essence immatérielle ou, pour mieux dire, poétique. Telle est la vertu cardinale des artistes islandais : poètes avant tout, leurs grands textes s’élèvent d’un vol aisé de la réalité commune au rêve, et du reportage qu’on oublie à la célébration qu’on a envie de ne jamais oublier.

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