Dans une nuit de janvier 2011, Laëtitia Perrais est enlevée et assassinée. On retrouve assez vite Tony Meilhon, son assassin, puis le corps de la jeune fille, dans un marais de la Loire-Atlantique. Le président de la République de l’époque s’empare de l’événement pour accuser les juges. Le fait divers devient une affaire d’Etat. Ivan Jablonka revient sur l’enquête criminelle, et en fait une « enquête de vie ».
Ivan Jablonka, Laëtitia. Le Seuil, La librairie du XXIe siècle, 400 p., 21 €
Ivan Jablonka, comme Daniel Mendelsohn dans Les Disparus, cherche avant tout à comprendre comment des victimes ont vécu. L’existence de Laëtitia est emblématique d’une époque, révélatrice d’une condition. Une phrase résume, dans une de ses dernières lettres – testaments, sa vision du monde. Elle écrit en effet : « La vie est fête comme sa. ». Si les meurtriers ont souvent la faveur des médias semblables à des vautours, si beaucoup savent se mettre en lumière, on connaît mal les victimes. Ivan Jablonka « rétablit » Laëtitia « dans son existence », comme il l’avait fait pour sa famille dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Dès les premières pages du livre, on perçoit l’engagement de l’historien sociologue, sa colère et sa révolte aussi : « Laëtitia ne compte pas seulement pour sa mort. Sa vie aussi nous importe, parce qu’elle est un fait social. Elle incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes. » La vie de la jeune fille et de sa jumelle, Jessica, le touche aussi parce qu’il a mené de nombreuses recherches, en tant qu’historien sur les orphelins et les institutions qui les recueillent. Il a également écrit sur Jean Genet, dont on sait combien le passage à Mettray, hospice ou prison, a été important.
Le récit est « monté » selon un principe d’alternance : Jablonka raconte l’enquête judiciaire et présente l’existence des divers protagonistes, par des retours en arrière. Quelques journées clés dans l’affaire sont relatées de façon factuelle et chronologique, comme on le ferait dans un journal, au présent d’actualité.
L’existence de Laëtitia commence par une « enfance sans mots ». Son père est un homme capable de violence, sa mère en est assez tôt la victime et elle est internée dans une institution. En bon historien, Ivan Jablonka rappelle ce que les lois permettent. Le Code civil dit ainsi que « la femme doit obéissance à son mari », faisant de la violence, l’un des droits de l’homme (à entendre comme genre).
Les deux fillettes sont placées dans un foyer à Paimboeuf. Elles y sont remarquées pour leur gentillesse, leur bonne humeur, leur docilité. Il est difficile d’en savoir plus sur ce qu’elles ont vécu ; elles parlent peu, n’ont pas les mots. Elles ont accumulé un retard affectif et scolaire qui ne les empêchera pas, à l’adolescence et au début de l’âge adulte, de construire un avenir. Et ce malgré un parcours scolaire balisé, qui les mène de « CLAD » en « SEGPA » puis en « CAP ». Comme elles sont plutôt volontaires et qu’elles grandissent désormais chez les Patron, un couple qui accueille les enfants dans leur maison, elles tirent profit de ces classes peu nombreuses, qui les préparent à une profession, celle de l’hôtellerie restauration. Au moment de l’enlèvement, Laëtitia travaille comme apprentie dans un hôtel, sur la côte Atlantique non loin de Pornic.
On pourrait les croire sauvées, ce n’est pas le cas. Sous ses dehors d’homme dynamique, influent dans sa commune, et dont la parole importe, Gilles Patron cache de graves failles : « La nature humaine est complexe. On n’est jamais complètement un salaud, c’est ça qui est affreux », explique la juge qui a instruit son dossier. Lequel relate ce qu’il a infligé à Jessica, attouchements et autres comportements inappropriés. La jeune fille n’osait pas franchement rompre, craignant de perdre la seule attache solide qu’elle avait. Laëtitia a sans doute su ce qui s’était passé ; un brusque changement d’humeur et les lettres dans lesquelles elle annonçait son désir de suicide en attestent. Elle devient plus sombre, semble plus rebelle. Ce qui ne lui ressemble pas, à lire tout ce qu’on sait d’elle, de sa bonté, de son attention aux autres comme à elle-même, à travers le soin apporté à son maquillage ou l’espèce de journal qu’elle compose sur Facebook, journal des demoiselles du XXIe siècle. Ivan Jablonka écrit tout cela dans une proximité émouvante. Il n’est plus seulement le chercheur, l’historien que l’on connaît. Il écrit du « vrai ».
Cette empathie pour la jeune fille n’exclut pas la recherche de la vérité, par rapport aux divers protagonistes de l’affaire. Sa description de Tony Meilhon ne sert pas à excuser (pour reprendre un reproche souvent fait aux sociologues) mais à comprendre d’où vient cet homme. L’auteur le fait, ne serait-ce que pour rétablir une vérité : Meilhon est un « sale type », un criminel, mais il n’est pas « délinquant sexuel multirécidiviste ». La différence est d’importance. Nicolas Sarkozy, sensible à la détresse des parents adoptifs, se sert en effet de cette qualification pour attaquer la justice. Et si Ivan Jablonka est révolté, c’est bien contre cette ultime injustice : « Il y a, dans la vie de Laëtitia, trois injustices : son enfance, entre un père violent et un père d’accueil abusif ; sa mort atroce, à l’âge de dix-huit ans ; sa métamorphose en fait divers, c’est-à-dire en spectacle de mort. Les deux premières injustices me laissent désolé et impuissant. Contre la troisième tout mon être se révolte ».
Ce spectacle, l’auteur l’analyse de façon méthodique. C’est d’abord celui qu’orchestrent des médias voyeurs, rapaces, questionnant le moindre voisin, braquant les caméras sur les lieux ; le jeu de la concurrence est féroce, entre radios privées et chaînes d’infos continues. L’événement sera couvert comme aucun autre, pendant de très nombreuses semaines. Pour qui a vu Le Gouffre aux chimères, de Billy Wilder, la fiction devient réalité.
L’entrée en scène de Nicolas Sarkozy est du même registre. Pour résumer, une couverture de Charlie Hebdo dit tout quand on retrouve des parties du corps de la victime : « Démembrée par un barbare, récupérée par un charognard ». Comparaison n’est pas raison, mais le climat qui règne en France depuis les attentats réveille les pulsions de bien des charognards, préférant la simplification et l’accusation à la recherche de solutions judicieuses et efficaces. Cela au nom du dire c’est faire, ou plutôt mieux vaut agir que réfléchir.
Comme souvent dans des situations aussi intenses en émotion, un texte de loi est proposé. Il est censé colmater les brèches, donner la solution. La « loi Laëtitia » vise à lutter contre la récidive, à empêcher quiconque commet un tel crime de sortir autrement de cellule que « les pieds devant ». On lira les pages remarquables que consacre l’auteur à cette question sans fin comme celles sur le « criminopopulisme ». Les attaques d’un président de la République contre la magistrature sont inédites, voire incompréhensibles. Elles témoignent de sa profonde méconnaissance de cette institution essentielle à nos libertés.
Institution à laquelle l’auteur rend justice, si l’on ose dire. Le juge Martinot et le procureur Ronsin qui mènent l’enquête, le gendarme Frantz Touchais qui consacre tout son temps à des recherches terrifiantes, les avocats, les éducateurs, toutes celles et ceux qui œuvrent dans le service public pour le bien commun trouvent dans ce récit leur véritable place. On est touché par les mots choisis du procureur évoquant le corps retrouvé, déployant le langage « comme un linceul de délicatesse ». Et les larmes du juge, au terme de cette terrible journée nous bouleversent : on vient de dire que les juges faisaient mal leur travail… La justice, c’est aussi de rappeler les faibles moyens dont elle disposait alors, les coupes dans le budget, les postes manquants ou vacants. On l’a oublié, ici ou là.
Laëtitia est un livre important, aussi, pour ce qu’il apprend du fait divers, que l’on a trop tendance à glorifier ou à mépriser, c’est selon. Dans ses dernières pages, Ivan Jablonka revient sur ce qu’il nous apprend, et il explicite sa démarche : « [M]on pari est que, pour comprendre un fait divers en tant qu’objet d’histoire, il faut se tourner vers la société, la famille, l’enfant, la condition des femmes, la culture de masse, les formes de la violence, les médias, la justice, le politique, l’espace de la cité – faute de quoi, précisément, le fait divers reste un mythe, un arrêt du destin, un diamant de signification clos sur lui-même, impénétrable, à admirer au creux de la main, avec ses miroitements entre pitié et inquiétude, énigmes et stupéfaction, hasards et coïncidences, une sorte de prodige de mort qui fait tressaillir et qu’on oublie instantanément, avant qu’un autre le remplace. »
Laëtitia est aussi le livre d’un écrivain, sensible aux traces de l’infra-ordinaire chères à Perec, et au mystère et à la phosphorescence des êtres qu’évoquait Modiano dans son discours du Nobel. La vie de Laëtitia garde une part de son mystère ; sa phosphorescence demeure.