Ionesco aurait eu une expression pour qualifier le Venezuela d’aujourd’hui, celui de Chávez/Maduro : « Un formidable bordel ». Le jeune romancier de Caracas, Rodrigo Blanco Calderón (il n’a que trente-cinq ans, l’âge même du « Solitaire » d’Ionesco, témoin d’un monde en décomposition), perdu dans le labyrinthe d’une ville plongée dans le noir et s’appuyant en négatif sur la tradition précédente – et fallacieuse – du prétendu « réalisme magique » (réunissant des écrivains qui finalement avaient peu à voir entre eux), invente un nouveau concept, peut-être une école neuve : le réalisme gothique.
Rodrigo Blanco Calderón, The Night. Trad. de l’espagnol (Venezuela) par Robert Amutio. Gallimard, 398 p., 24 €
Le titre du roman de Blanco Calderón, qui semble pourtant bien banal, n’est autre que celui d’une chanson d’un groupe de rock alternatif nord-américain au nom éloquent : Morphine. « The Night » fut un tube en l’an 2000, inaugurant ainsi ce troisième millénaire de teintes ténébreuses et de peur au ventre. L’ostinato de Mark Sandman le rocker, pulsant sa bass guitar, se retrouve ici dans la logorrhée de personnages pour qui le mystère des mots – « tout le mal commence en eux » – est la clef ouvrant sur Babel : palindromes, anagrammes, holorimes sont le quotidien d’un publiciste au centre du récit, dont le nom – Pedro Álamo – n’est pas sans rappeler le célèbre héros de Juan Rulfo, Pedro Páramo, sauf qu’à ce Mexicain mutique s’oppose le verborrheux Vénézuélien.
Le sillage joycien fait des vagues et Ulysse tourne en rond dans sa tour Martello. Mais s’il faut chercher un pape à l’initiale, on pense à l’évidence au Cubain Cabrera Infante et à ses Trois tristes tigres, inventeur du plus célèbre des palindromes : « Dábale arroz a la zorra el abad » (« L’abbé donnait du riz au renard »). Mais Blanco Calderón avoue une autre source, locale et folâtre, Darío Lancini, auteur d’un roman au titre palindromique : Oir a Darío, et capable, lui aussi, d’aussi belles trouvailles que « No te comas la salsa, mocetón » (« ne mange pas la sauce, jeune homme »). Ajoutons que l’épigraphe de ce roman, peut-être empruntée à Umberto Eco dans Le nom de la rose, est un magnifique palindrome latin qui décrit la ronde de nuit des papillons autour du foyer : « In girumimus nocte et consumimur igni » (« Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu »).
Ce roman vénézuélien, sur fond de clowneries autant tragiques que chavéziennes, s’inscrit entre les notes barytonnantes de Sandman et le ludisme langagier de Darío, et c’est pour se précipiter en une course en arrière (sens étymologique du mot « palindrome » en grec) vers l’abîme.
Et pourtant la Caraïbe explose comme une caroube trop mûre sous les doigts, les dents ou les cordes vocales de Rodrigo. Il y a du sexe – devant derrière, et donc palindromique – et il y a du sang. Nous sommes au Venezuela, un pays aux deux cent mille assassinats, où la nuit – the night – ne porte pas conseil mais conseille de fermer sa porte. Il y a là un psychiatre dont toutes les patientes – transfert oblige – sont amoureuses et qui, en prétendant leur faire subir une électroconvulsivothérapie prometteuse d’hémorragies, les viole, les tue et les jette à la décharge. Mais c’est d’un autre psy qu’il s’agit, et qui écrit, en fréquentant l’étrange atelier d’écriture d’un écrivain raté, côtoyant un publiciste qui, amateur de jeux de mots, est l’équivalent du fameux Boustrophédon de Cabrera Infante.
Trois voix se partagent ce roman polyphonique. Nous sommes toujours sur la côte caraïbe, où la parole se gausse du vertige des mots. Et permet d’assumer, subsumer, consumer l’horrifiant réel qui multiplie les cadavres de femmes assassinées – lesquels renvoient au lot horrifique de martyres dénombrées par Roberto Bolaño le Chilien, qui en son œuvre ultime et posthume, nous promet l’Apocalypse pour 2666. À quelques siècles près, Blanco Calderón nous en sert une toute chaude et sanglante, dans ce Venezuela déconstruit et ravagé des suites du castrocommunisme de ses gouvernants. La nuit, très concrètement, renvoie à ces coupures de courant quotidiennes voulues par le régime à des fins d’économie d’énergie. Une nuit propice à tous les excès, toutes les exactions. C’est sur ce fond tragique que se font entendre les trois voix de ce roman aux multiples visages, dont certains, réfléchis au miroir – « through the looking glass » –, nous plongent dans ces similitudes par lesquelles un Foucault définissait le délire quichottesque, Cervantès campé en « pèlerin méticuleux qui fait étape devant toutes les marques de la similitude ».
Ici, les moulins à vent que chatouillera, en pure perte, la lance du justicier pourfendeur, sont ces motos pétaradantes dont le Colombien Héctor Abad, autre grande promesse du roman latino-américain, a fait, dans L’oubli que nous serons, le moteur de la tragédie. Le bruit des tronçonneuses remplace le soul de Morphine. Et l’encre de ce récit halluciné, au ludisme délétère, séchera sur les buvards de LSD qu’aucun Blanco, aucun Tipp-Ex jamais n’effacera. Dans la torsade infinie des signes et des lignes, ce grand huit dans la nue où virevolte le cerf-volant victorieux de Darío, dont ce roman déroule le parcours biographique, dans ce récit où « les sons se répercutent, décapitant, dans leurs répétitions, les points de départ, les notions de lointain et de proche, comme des atomes perdus cherchant à accorder l’univers », la nuit jamais ne prendra fin. Good night, Rodrigo !