Avec ce tome XIII, correspondant à la période qui va de mars 1914 à janvier 1915, s’achève l’édition scientifique intégrale des Cahiers 1894-1914 de Paul Valéry : treize tomes, des milliers de pages nées de ce rituel quotidien « d’écriture de la pensée » que Valéry s’imposa de 1894 à sa mort, après « la crise de Gênes » de 1892, qui a incité le poète, déçu sur bien des plans, à tenter de reconquérir son vrai Moi.
Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, tome XIII. Gallimard, 447 p., 35 euros
« De quoi s’agit-il ? » se demande Michel Deguy dans une préface aussi stimulante que décalée sur l’actualité (problématique) de « l’intelligence » chez Valéry. La question mérite d’être posée, d’autant plus que Valéry lui-même considérait ses Cahiers comme une de ses œuvres majeures et le fruit le plus précieux de ses réflexions matinales, son « capital » disait-il. Si la rigueur et l’ampleur du travail éditorial forcent le respect et l’admiration, le philosophe qui lit ces notations peut avoir le sentiment de se trouver devant un puzzle dont on a perdu le modèle et auquel il manque des pièces. C’est peu dire que la pensée de Valéry ne prend pas une forme systématique, même s’il parle de son « système » ; elle répugne à toute organisation ; elle se réfugie dans une multitude de modestes « cahiers » ; elle est profondément fragmentaire.
Dans un effort sans cesse répété, matin après matin, avec force café et cigarettes, Valéry cherche à saisir les recommencements de la pensée, à capter le réveil troublant de l’intelligence, à témoigner – souvenons-nous du bien nommé M. Teste – des opérations cachées de l’esprit. L’abstraction règne, puissante mais confuse. Est-ce de la philosophie ? La comparaison avec la pensée lumineuse d’un strict contemporain comme l’Allemand Ernst Cassirer (1874-1945) serait éclairante (Substance et fonction date de 1910). Serait-elle pertinente ? Elle conduirait sans doute à manquer ce qu’il y a de modernité audacieuse dans le « journal de bord » un peu déroutant du poète.
Ce qui surprend, de prime abord, dans les notations de ce volume, c’est en effet l’incroyable abstraction de cette réflexion. Valéry se maintient dans ces cahiers à l’écart des sanglants conflits humains de la Première Guerre comme des tentations de la poésie. Quand, à la même époque, un romancier ose se dire « au-dessus de la mêlée » et se trouve plongé en fait dans une terrible confrontation intellectuelle, le poète, dans le secret de ses notes, ici, se veut « en retrait ». Pas un mot ou presque de la guerre, de la part de qui écrira dans les années trente Regards sur le monde actuel. Et il ironise sur le pacifisme, le féminisme et le végétarisme : des « hérésies physiologiques »…
Faisons d’abord l’hypothèse qu’en temps de crise et de barbarie, à l’heure où les masses armées se jettent les unes sur les autres, Valéry s’attache à ce qu’il y a de plus précieux et de plus menacé, la pensée. Au demeurant, la guerre, qui rappelle leur nature mortelle aux civilisations, se présente à ces générations comme un destin connu depuis longtemps, comme une fatalité attendue. Inutile de gloser. Face à cela « acceptons le mot : l’intelligence » pour sauver ce qui peut l’être.
Mais cette indifférence affichée envers les événements de l’histoire, envers « l’actualité » des masses comme envers les « états d’âme » de la vie psychique personnelle, n’est pas une manière de fuite devant le monde ; plutôt une façon méthodique et ascétique de le comprendre pour mieux agir sur lui. On songerait presque ici à Wittgenstein, ingénieur, architecte, etc.. Ce n’est pas un hasard si Valéry s’intéresse aux carnets d’un artiste-penseur comme Leonard de Vinci, dont il cherche à définir la « méthode » dans un texte capital, programmatique, de 1895 et dont il préfacera l’édition chez Gallimard. Il s’agit, par une sévère discipline intellectuelle, qui ne renie pas ses liens avec les « exercices spirituels » d’Ignace de Loyola, de lutter sans se lasser contre le vague, les à peu près, les croyances, les « idoles ». Un jeune philosophe, Julien Farges, dans une remarquable étude sur Alain et Valéry, parle ici, faisant allusion à Blanchot, d’un « ressassement », « d’un unique effort tâtonnant ». Au-delà du Moi empirique, empêtré dans un monde superficiel , Valéry tente de dégager un Moi pur, mystérieux dans ses fonctions – un terme central – et ses opérations, en combinant de façon presque phénoménologique les invariants et les variations : Valéry, penseur des variétés infinies, mais aussi de l’individu quelconque, « anonyme ». « En pensant, l’homme fait abstraction de soi-même », dira-t-il contre toutes les formes de narcissisme…
Si « La Jeune Parque » a pu être par lui qualifiée « d’exercice de poésie », ces Cahiers de « prose pensante » et d’écriture sobre se présentent comme un « exercice d’intelligence ». Pour définir leur relation paradoxale au monde, pour dire cette « veille insomniaque sur son temps », Michel Deguy, dans sa préface, emprunte à l’allemand le beau terme d’Andenken, de « pensée fidèle », mais les références à Heidegger ne sont peut-être pas les plus utiles ici. Ce sont les thèmes les plus classiques de la philosophie française, depuis Descartes, que Valéry interroge, même s’il renonce à l’expression discursive et à l’argumentation au profit de fulgurances répétées : en étudiant le rêve et l’attention, le réveil et l’imagination, il veut « saisir le mouvement de la pensée » comme « activité continuelle d’échanges », et cette activité révèle toutes choses instables et problématiques. Ainsi le rêve : « le rêve est le phénomène que nous n’observons que pendant son absence. »
La réalité ? Il la définit comme « ce qui est capable d’une infinité de rôles, d’interprétations, de points de vue ». Ou encore : « chaque chose réelle est plusieurs choses », ce qui rend vains « les classements linéaires » et univoques. Il ajoute : « le contact avec le réel, la liberté vraie sont caractérisés par la possibilité du multiple – par des carrefours ». Nous-mêmes, nous n’échappons pas à l’universelle variation, « nous ne sommes pas exactement faits ». Nul humanisme ici qui découvrirait un centre stable, une identité permanente, fût-elle, comme chez Bergson, une durée qui se leste de souvenirs. Le Moi recherché dans une quête infinie ? Ce n’est pas une essence : « Je ne me sens pas Homme ». Aussi critique-t-il la philosophie installée à la manière, là encore, de Wittgenstein – « un problème philosophique ne peut se préciser sans périr ou sans se résoudre » – et rompt des lances avec Bergson sur le temps et l’espace. Ses positions semblent même parfois relever du pragmatisme (les objets de la perception sont des actes, des possibilités d’action, le temps est vécu par le biais de l’attente), mais il a une vision singulière de la science, cette « sorcellerie intellectuelle » qui croit dominer la nature par des moyens « spirituels » :
« La science n’est pas le résultat nécessaire, immanquable, de la raison humaine, ni du “bon sens”, ni de l’observation indéfinie. […] La science est due à des accidents heureux, à des hommes déraisonnables, à des désirs absurdes, à des questions saugrenues ; à des amateurs de difficultés […] à des imaginations de poètes. » La formule est pascalienne à dessein : « Suivre le raisonnement jusque dans le paradoxe pour triompher de la raison devant la raison même ».
Michel Deguy, dans sa préface, cherche à prendre la mesure de ce que Paul Valéry ne pouvait cependant pas deviner ; prophète à certains égards, par la conscience de la précarité des civilisations (de la civilisation occidentale, la seule à ses yeux) il aurait été incapable de prévoir, de prédire la mutation, « aveuglante et clandestine », qui affecte désormais la langue, identique en apparence seulement, et la culture de l’écrit, le régime des images, le rôle des masses, les progrès de l’intelligence artificielle. Mais il est sans doute trop tôt pour porter un jugement sur cette curieuse et presque monstueuse entreprise de pensée pure hors de la philosophie, de science inventée, « d’écriture blanche » (Julien Farges) et d’anonymat revendiqué, qui a duré toute une vie de poète.