La quête de l’immigrant affamé d’Amérique, si présente au cinéma, en littérature et dans l’actualité, donne sa trame au roman camerounais Voici venir les rêveurs qui, pas à pas, décape le rêve, effeuillant deux cultures et leurs modèles de société. Avec grâce et tendresse, Imbolo Mbue réussit l’équilibre entre noir et blanc, désirs et détresse, privilèges et galères, pour rebattre les cartes, mettre au jour les illusions et questionner les identités africaine et américaine. Au-delà de la chute des princes de Wall Street, ce roman qui amorce la fin d’une fascination serait-il prémonitoire ?
Imbolo Mbue, Voici venir les rêveurs. Trad. de l’anglais (Cameroun) par Sarah Tardy. Belfond, 420 p., 23 €
Amérique : terre promise, Imbolo Mbue connaît par cœur son sujet. À seize ans, en 1998, elle a quitté le Cameroun – la ville de Limbé, à deux heures de mauvaises routes de Douala – pour faire des études à Rutgers puis à Columbia, et elle vit désormais à Manhattan. Les deux bords de l’océan Atlantique, Limbé et New York, seront les pôles de ce premier roman, ses personnages des Camerounais et des Américains, soit deux familles face à face, en symbiose, en rapport de dominé-dominant : Jende et Neni Jonga, Clark et Cindy Edwards. Méfions-nous de cette simplicité binaire, de cette reprise des schémas anglo-saxons « gens-d’en-haut/gens-d’en-bas », qui va pourtant permettre une analyse nuancée des rapports humains au gré des fortunes et des infortunes des couples et des métiers, car la simplicité et l’apparente naïveté couvrent une redoutable mise à l’épreuve des illusions et des bases d’une société. L’Amérique ou l’Afrique ? telle est la question.
Voici venir les rêveurs s’ouvre opportunément sur une savoureuse scène d’embauche où Jende Jonga se présente dans le somptueux bureau d’un grand dirigeant de la banque Lehman Brothers – vue sur Central Park et limousine Lexus noire garanties –, pour une place de chauffeur. Affaire sitôt conclue : rouerie, charme et petits mensonges installent notre immigré, quasi certain qu’« en possédant sa propre mallette, lui aussi était devenu un col blanc ». Ce préambule illustre le premier titre du roman, « Les envies de Jende Jonga », qui affichait la primauté et la dynamique du personnage, un Camerounais pauvre qui a de l’ambition pour lui-même et les siens. Sous des dehors parfaitement quotidiens et concrets, avec une intrigue linéaire qui court sur quelques saisons de 2007 à 2009, fourmillant de détails sensuels, le roman séduit le lecteur comme il a séduit tous les éditeurs étrangers à la Foire de Francfort. C’est un cheval de Troie abritant dans ses flancs des demandeurs d’asile, qui triment et observent les fissures de la façade de la splendeur américaine, résolus et patients dans un pays où « les hommes noirs et la police sont comme l’huile de palme et l’eau ».
En situant l’action dans les années 2000, Imbolo Mbue tire le meilleur parti des deux événements politiques majeurs de l’époque : la chute de Lehman Brothers entraînant « la fin des rêves » et des faillites en cascade, mais aussi l’élection du président Obama, « le fils d’un Africain dirigeant désormais le monde ». Blancs et Noirs, Amérique et Afrique, désormais les rêveurs sont dans les deux camps, la course à la réussite s’engage en vis-à-vis, tandis que le Wall Street Journal titre sur « une Amérique daltonienne ». Même simplicité dans la topographie new-yorkaise sommairement limitée à des lieux commodes pour leur opposition, tels Harlem et Park Avenue, emblématiques comme la Judson Church à Greenwich, riche d’expériences d’avant-garde depuis les sixties, et surtout Columbus Circle où, réunis de fraîche date, Jende et Neni aiment à s’asseoir en se disant : « nous sommes au centre du monde ». C’est que depuis trois siècles les immigrants n’ont rien perdu de leur belle faculté d’émerveillement, et que, selon le mot de Jonathan Franzen, Imbolo Mbue est une « formidable raconteuse d’histoires » qui donne une fiction à la fois datée et en travers du temps et qui fait feu de notations rapides, d’un potin croustillant, d’une cravate oubliée.
Deux courbes se dessinent, celle de la rage d’asile et d’ascension et celle de la stase des nantis, avant que le tout ne s’emballe : chute de Lehman, le chauffeur perd sa place, les riches succombent à leurs mensonges. La double culture d’Imbolo Mbue lui permet une équité de traitement : chaque famille a son espace narratif, son folklore de table et de fêtes, son atmosphère et son ordre, mais seuls les domestiques, Jende et Neni, appartiennent aux deux mondes, riches de leurs souvenirs du pays, de leurs racines, témoins directs de leur présent à deux vitesses entre taudis et résidences de luxe, entre moquettes et cafards. Et ce sont eux les meilleurs juges, discrets et dévoués, inventifs dans leurs expédients, gens de caractère dont la finesse leur vaut de survivre alors même que Cindy Edwards leur confie qu’« être pauvre en Afrique, cela n’a rien d’exceptionnel. La honte d’être pauvre n’est pas la même là-bas ».
Il ne s’agit pas de manière simpliste d’un pamphlet à charge contre les Blancs très riches, eux qui passent leur été dans l’opulente élégance des demeures des Hamptons où se joue une comédie sociale parfaitement rodée, mais d’une enquête dans l’intimité des classes et des foyers doublée d’une réflexion sur la famille, à l’occidentale ou à l’africaine. En sourdine, s’ajoute le désaveu philosophique du fils Edwards, qui part chercher la Vérité en Inde. De ces confrontations au cours de brefs chapitres pétillants d’action et de péripéties, mêlant enfants, amis et silhouettes, émergent alors des points communs : en premier lieu, la fragilité de chacun, qui se décline en précarité des situations acquises, travail intensif à Wall Street comme dans le Bronx, esclavage moderne, nomadisme des dirigeants comme des pégreleux, émiettement des liens. Demeurent une énergie pour s’accrocher, se maintenir à tout prix, et les rebonds qui sauvent. Et, plus fort que tout, de part et d’autre, la poésie d’une maison rêvée.
Ce matériau si profondément humain, où les atouts d’intelligence et de résistance sont répartis dans les deux camps, assurera le succès populaire de ce roman naturaliste et picaresque sans temps morts, qui se nourrit d’actualité et sort simultanément en France et aux États-Unis. Hommage aux immigrants, tribut à la femme africaine à travers le beau personnage de Neni, ce roman du choix balance jusqu’au bout sur le mirage de l’Amérique et « la chance de grandir sur une terre merveilleuse peuplée de rêveurs ».