Elitza Gueorguieva (francophone née en Bulgarie) fait partie de ces nouveaux auteurs des éditions Verticales qui n’ont pas peur des sujets politiques. Le personnage principal de ce premier roman est une petite fille bulgare pour qui la chute du mur de Berlin détermine la fin de l’enfance.
Elitza Gueorguieva, Les cosmonautes ne font que passer. Verticales, 184 p., 16,50 €
La Bulgarie soviétique puis post-soviétique, vue par une enfant puis une adolescente. La petite fille (jamais nommée, elle est toujours désignée par « tu ») va entrer à la grande école. Son nouvel établissement porte le nom de Iouri Gagarine, qui devient son héros. Elle sera donc cosmonaute : « tu vas devenir Iouri Gagarine et adhérer à la conquête spéciale, car ta famille n’a pas vraiment besoin de toi sur Terre, et par conséquent rendre ton grand-père communiste émérite enfin heureux », écrit Elitza Gueorguieva.
Dans ce roman, « l’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute », pour reprendre les termes de Cocteau ; toute la première partie va dans ce sens. Pourtant, distinguer le vrai du faux n’est pas simple : « Ton grand-père est communiste. Un vrai, te dit-on plusieurs fois et tu comprends qu’il y en a aussi des faux. C’est comme avec les Barbie et les baskets Nike. » En outre, lorsque tout concourt à l’empêcher de réaliser son rêve spatial, la petite fille s’interroge sur « un complot international », voire une trahison du père Gel. L’enfance n’est donc pas imperméable à l’atmosphère soupçonneuse qui a marqué l’ère soviétique.
La petite fille sait que « chaque héros a besoin d’épreuves » ; tout le monde lui dit qu’une fille ne peut pas être Iouri Gagarine, même pas le temps d’une représentation lors de la fête de l’école. Pire, l’école est débaptisée, Gagarine décrédibilisé, le communisme désavoué suite à la chute du mur de Berlin. Le père Gel est soudain supplanté par le père Noël, qui en réalité n’existe pas et n’a de toute façon plus rien à offrir. La petite fille tâche de ne pas se décourager mais ne sait plus quoi penser dans le chaos des discours contradictoires et de l’économie qui s’effondre. L’explosion de la démocratie est surtout celle des certitudes.
Désormais collégienne dans une Bulgarie ouverte aux chaînes étrangères comme MTV, la jeune fille découvre Kurt Cobain, nouvelle idole. Elle sera donc chanteuse punk-grunge. Malgré la mort de Cobain – comme Gagarine, dans des circonstances peu claires qui ouvrent la voie à toutes sortes d’hypothèses –, le rêve d’un groupe de musique révoltée a la peau dure, d’autant qu’elle a trouvé d’autres enthousiastes pour le projet. Non pas des amis d’enfance – son amie et rivale d’école primaire, Konstantza, a rejoint sa mère en Grèce – mais des jeunes aux allures punk, plus intéressés par l’ouverture du McDonald’s que par l’école. Corruption et violence gagnent du terrain dans le pays et, dans la confusion générale, le projet musical ne voit pas plus le jour que le projet spatial précédent.
L’héroïne apprend néanmoins, de ses erreurs notamment, et intègre très bien les nouveaux modes de persuasion de l’ère post-soviétique : ils passent notamment par les médias. Lorsque le hall de l’immeuble menace d’être occupé par une « banque privée », elle ne se contente pas d’en parler à sa mère, mais laisse la radio nationale diffuser ses chansons anti-mafia et lui insuffler le courage d’essayer de déloger les indésirables (en vain). Horrifiée par le chaos général et la folie grandissante de son grand-père, elle finit par envisager l’exil, non pas vers la Russie de Gagarine, ni vers les États-Unis de Nirvana, ni vers la France que lui conseille sa professeure de français chérie, mais vers la Grèce. Le pays de la scintillante Konstantza. Et de la démocratie.
Le titre colle parfaitement : tout comme les cosmonautes, les héros et les rêves ne font que passer. S’y accrocher peut mener à la folie, surtout dans un pays, une époque qui ne leur laisse pas beaucoup de place : « le temps a neutralisé le rêve de ton grand-père communiste, il l’a rendu ridicule, honteux, inepte ». Mais les héros et les rêves, la littérature et l’art, sont indispensables ; il ne s’agit pas d’y renoncer mais d’en accepter l’impermanence pour leur donner plus de force. Ainsi, Elitza Gueorguieva joue avec les formules toutes faites entendues ad nauseam (telles que « maintenant c’est officiel ») et sait doser répétition et nouveauté avec des expressions qui réapparaissent régulièrement, reconnaissables mais subtilement modifiées au fil de l’évolution du personnage principal. Elle puise à toutes les ressources de la langue qui se cherche : de la « conquête spéciale » du premier chapitre (quel enfant n’a pas involontairement créé un nouveau mot ou une expression nouvelle en reproduisant imparfaitement ce qu’il a entendu ?) à l’éternel « il est trop tard » de la mère, adopté-adapté par la fille en « c’est trop tard » dans les dernières pages, en passant par le pouvoir magique ou subversif de la langue étrangère (du « Poechali » de Gagarine au « tzatziki tsourémi tarama » de Konstantza et aux « mots compromettants en langues étrangères » des jeunes punks).
La deuxième partie n’a pas le charme de la première, mais traduit assez bien ce qu’on appelle « l’âge ingrat ». Un premier roman où les mots « ne font que passer », mais qu’on n’oublie pas.