« L’histoire se déroule en hiver, entre fin 1959 et début 1960. On y parle d’une erreur, de désir, d’un amour malheureux et d’une question théologique inexpliquée. » Ainsi débute Judas, le nouveau roman d’Amos Oz, qui se déroule à Jérusalem, ce qui n’est jamais un simple détail.
Amos Oz, Judas. Trad. de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, 352 p., 21 €
À l’époque, la ville est coupée en deux. De temps à autre, par ennui plus que par hostilité, un soldat jordanien ouvre le feu sur la zone tampon, parsemée de barbelés qui divisent la cité de David. L’ennui et le silence règnent ; la pluie tombe par intermittence sur des façades portant encore les « stigmates » de la guerre d’indépendance en 1948.
Shmuel Ash a vingt-cinq ans. Étudiant en histoire, sur le point d’écrire un mémoire sur Jésus dans la tradition juive, et surtout désireux d’écrire un « évangile selon Judas », il a dû interrompre ses études faute d’argent : son père a fait faillite et ne peut plus subvenir aux besoins du jeune homme. Yardena, son amante, le quitte pour épouser une sorte de Charles Bovary, un certain Nesher, hydrologue. Militant au Cercle du renouveau socialiste, un groupuscule de rêveurs, Ash s’en est éloigné après une scission entre ceux qui croient encore au communisme – deux membres – et ceux – quatre – qui sont vaccinés par l’expérience stalinienne. Ash est donc perdu.
Le roman, comme l’indique l’incipit, tient donc en ces quelques points. On laissera à chacun le soin de dire où est « l’erreur ». Pour le reste, quelques indications suffiront à comprendre. Ash trouve une curieuse annonce dans le bâtiment de l’université. On cherche un homme de compagnie pour un vieil homme. Il sera nourri, logé et rémunéré pour cette tâche, qui l’occupera de 17 à 22 h. Ash fait ainsi la connaissance de Gershom Wald. Érudit, capable de citer à tout bout de champ proverbes, sentences et psaumes, de disserter sur n’importe quel sujet, et notamment en lien avec l’histoire, Wald ne peut quitter sa maison : il est handicapé, passe l’essentiel de son temps dans l’immense bibliothèque qu’elle recèle et ne s’endort qu’à l’aube pour se réveiller à midi. La nuit, il lit, étudie, écrit. La maison dans laquelle il vit est celle qu’habita Shealtiel Abravanel. Celui-ci était son interlocuteur privilégié, son alter ego, presque un double. Abravanel est décédé, laissant à Wald la jouissance de la maison. Maison qu’il a léguée par testament à sa fille Atalia, veuve de Micha Wald, fils de Gershom. Atalia a tissé des liens curieux avec son beau-père, faits de complicité et de silence. Le vieil invalide s’en explique : « Atalia est ma maîtresse. Pas au sens littéral du terme, précisa-t-il, après avoir laissé Shmuel mariner dans son jus un petit moment, mais plutôt dans le sens de maître et seigneur. »
Ash devient donc le troisième occupant de cette vaste maison, hantée par les deux morts, habitée par Atalia et Gershom. Et le désir vient assez tôt pour cette femme de quarante-cinq ans, mystérieuse, souvent silencieuse, caustique, parfois brutale. Atalia est revenue de tout, et surtout de l’amour qu’elle n’a jamais eu le temps de vivre. Ash rêve d’être son compagnon. Mais, comme dans tout roman d’éducation, et Judas en est un, les épreuves ne manquent pas. Chaque apparition et chaque réplique d’Atalia s’apparentent à une épreuve. Elle cache un secret, mais, de façon plus prosaïque, comme dans une comédie, elle exerce le métier de détective privée, traquant des couples adultères ou des mauvais payeurs. Ash l’accompagne ainsi au café Atara pour convaincre un poète de rembourser ses dettes. La scène a quelque chose de cocasse et fait contrepoint au propos du roman qui n’est pas que chargé d’ironie.
Ironie parce que Amos Oz revient à Jérusalem, ville de son enfance, telle qu’il la raconte dans son autobiographie, Une histoire d’amour et de ténèbres. Les clins d’œil ne manquent pas, de l’allusion à son grand-oncle Joseph Klausner à la description de la chambre étriquée dans laquelle vivait Ash enfant. Les descriptions de la maison Abravanel comme des quartiers de la ville durant ce sinistre automne/hiver font écho à ce qu’on lisait dans l’autobiographie. Et comment ne pas percevoir un peu de dérision dans le portrait qu’il dresse de son héros ? Ses illusions, ses espoirs, rappellent ceux du jeune Klausner, avant que la vie au kibboutz ne le transforme en Israélien. Là n’est cependant pas l’essentiel. Jérusalem est la ville qui a connu les plus terribles déchirements, les combats acharnés pendant la guerre de 1948, qui a vu la mort de Micha, dans des circonstances atroces. C’est aussi la ville de la crucifixion et, comme le titre du roman l’indique, il est question du christianisme, de la révolution que cette religion a provoquée, et de celui par qui, des siècles durant, l’antijudaïsme ou l’antisémitisme a vécu : Judas.
Le roman se lit aussi comme un essai sur cette figure qui, selon Ash, aurait été le plus proche fidèle de Jésus. Le paradoxe n’est qu’apparent. Loin de vouloir la mort de Jésus parce qu’il était aux ordres des grands prêtres, il a cru que l’épreuve de la croix serait le miracle ultime : « Judas Iscariote fut donc l’auteur, l’imprésario, le metteur en scène et le producteur du spectacle de la crucifixion […] Et tandis que Jésus agonisait sur la croix, […] la foi de Judas ne vacilla pas un instant : c’était pour bientôt. Le Dieu crucifié allait se lever, s’affranchir des clous et descendre de la croix. Et il lancerait à tout le peuple frappé de stupeur, prosterné à terre : “Aimez-vous les uns les autres” ».
Quand on lit ce qu’en écrit Ash ou le narrateur, des certitudes vacillent aussi, engendrant la discussion. Assez semblable sans doute à celle qui mettait face à face Shealtiel Abravanel et Gershom Wald. Le traître, ce n’est pas seulement Judas ; c’est aussi Abravanel qui, contrairement à l’ensemble du mouvement sioniste, n’a pas voulu d’un État juif. Abravanel, en dialogue constant avec des dignitaires, érudits et autres penseurs arabes, était opposé à la division du territoire telle qu’elle a été votée par les Nations Unies en 1947 et s’est réalisée en 1948 sous la conduite de Ben Gourion, chef politique et chef de guerre. Atalia est restée fidèle aux idéaux professés par son père : « Abravanel se moquait du nationalisme. Complètement. Partout. Un monde divisé en centaines d’États-nations comme des rangées de cages dans un zoo, le laissait froid. » On lira avec beaucoup d’intérêt ces pages consacrées aux débats qui ont dû opposer partisans et opposants d’un État juif. Et comme on lit un roman, le jugement est suspendu. Ash et Wald avancent des arguments, discutent, se font tour à tour l’avocat du diable. Jamais facile dans un lieu de passions qui, encore aujourd’hui, vit les tensions, au quotidien.
Ce d’autant que l’histoire familiale d’Ash est marquée par une autre trahison : Antek, son grand-père arrivé de Lettonie, travaillait pour la police britannique pendant la période du mandat. Il donnait des informations et fabriquait de faux papiers pour la résistance juive à ce qui était perçu comme une occupation, mais des extrémistes l’ont assassiné, ne prenant en compte que l’uniforme qu’il portait. Et tout au long de sa vie, le père d’Ash a tenté de faire la lumière sur les faits, afin de démontrer l’innocence d’Antek, portant le poids de cette malédiction.
Les échos ne manquent pas, dans ce roman à la construction savante : l’histoire d’Ash, entre Atalia et Gershom, alterne avec les réflexions sur le christianisme et sur le rôle de Judas dans l’expansion de la religion. Les échanges autour de l’existence, des combats et de la fin d’Abravanel font contrepoint. L’aventure « amoureuse » entre Ash et Atalia fait le lien entre les divers thèmes entrecroisés, et permet de comprendre ce qui unit les personnages, comme ce qui les a séparés. Relation trouble, équivoque, comme le sent Ash depuis le début de l’automne : « Le vieil invalide, avec ses arguments, ses citations bibliques, sa détresse solitaire, et la femme qui avait le double de son âge lui apparurent ce soir-là tels deux geôliers le retenant par des liens magiques. » Mais le père de substitution qu’est Wald pour lui, apparemment incapable de manifester la moindre émotion, saura en montrer au moment du départ d’Ash. Le héros quitte en effet Jérusalem pour aller vers le Sud, vers Mitspeh Ramon où l’on bâtit une ville nouvelle. Il a beaucoup appris, a sans doute vécu des événements importants, mais la dernière phrase du roman se termine sur un verbe qui laisse à penser : son éducation est-elle vraiment achevée ?
Judas est un grand roman, ne serait-ce que parce qu’on y sent une forme de désinvolture, un bonheur d’écriture « au long cours », après des textes brefs, comme Scènes de vie villageoise et Entre amis. S’attachant parfois à des détails descriptifs, usant en d’autres moments de l’énumération ou du résumé, comme en accéléré, Amos Oz est maître, comme Atalia est maîtresse.