Voici sans conteste un des plus importants « romans du Tigre celtique », courageux et intense. Si Claire Kilroy, autre romancière irlandaise, a choisi dans Affaires et damnations, sur un sujet similaire, la métaphore « gothique », Dermot Bolger nous plonge sans le moindre détour dans la folie immobilière qui s’empare de l’Irlande au début du XXIe siècle, pour dresser un état des lieux sans concession : une fois l’euphorie passée, ce sont chantiers déserts, investisseurs ruinés et économies parties en fumée.
Dermot Bolger, Ensemble séparés. Trad. de l’anglais (Irlande) par Marie-Hélène Dumas. Éditions Joëlle Losfeld, 370 p., 24,50 €
Sur la scène de Blackrock, partie du grand Dublin, les acteurs : deux couples où tout unit les partenaires, où tout les oppose, ils sont à la fois à la fois ensemble et séparés. Tanglewood, titre anglais et aussi thème majeur, est suggéré par un poème de Thomas Kinsella, « Wormwood » (1966) :
« Un arbre noir avec un tronc double – deux arbres
Devenus un seul…
Les deux troncs dans leur danse de croissance infinitésimale
Se sont enlacés complétement… »
Union à la fois douloureuse et durable pour Kinsella, comme pour Bolger qui évoque « les tensions, les sujétions et le besoin d’espace qui peuvent exister dans le mariage. » L’arbre double de la fiction a commencé à croître en 2006. En sommeil – le contexte social et économique ayant été soudain bouleversé – il est devenu un roman « historique » où le lecteur a le privilège d’un recul qu’aucun des personnages ne possède : l’action se déroule en effet entre mars 2007 et mai 2009. À l’ordre, à un semblant d’ordre initial, où l’entente paraît régner et où les projets semblent crédibles, succède le chaos où l’individu ne peut plus maîtriser son destin, où les sentiments s’émoussent ou s’aigrissent comme s’effondrent les cours de la bourse et les prix des terrains.
Alice se sait trop dépendante d’un homme dépassé « par cette Irlande qui s’emballait autour d’eux. » Souvent « ailleurs, en proie à des peurs irrationnelles », elle cherche à se créer un « espace privé », et regrette son bref séjour canadien où elle aurait pu « se forger une nouvelle identité ». Chris, son époux est un éternel perdant, « isolé et sexuellement frustré », trop vulnérable, convaincu par le promoteur Paul Hughes de se lancer dans une opération immobilière déraisonnable. De son côté, Ronan, leur voisin, incarne la réussite : il ne cesse d’agrandir sa maison, et sa seconde épouse, Kim, est une jeune Philippine ravissante. Mais voilà, il est angoissé et, en outre, si Kim prend son plaisir avec lui c’est loin de lui, se retirant dans « une sphère privée » dont il est exclu. Deux couples ensemble certes, mais de plus en plus séparés par « la machine infernale de l’Irlande contemporaine ». Derrière la réussite apparente, il y a étrangement pour tous ces gens « l’impression de s’être fait avoir » ; derrière les conversations trépidantes, il y a un malaise qu’on ne peut pas exprimer. En contrepoint, Sophie, fille de Chris et Alice, prend le large avec son amie Jessie, donnant forme au rêve avorté d’Alice.
Ronan regarde brûler un bâtiment appartenant au promoteur Paul Hugues : celui-ci, qui « ne se soucie pas de l’Histoire », y a volontairement mis le feu « pour que de nouveaux immeubles puissent s’élever. » À travers son reflet dans la vitre, Ronan voit « le halo rouge de l’incendie donnant l’impression que son cœur s’embrasait comme le Sacré-Cœur de son enfance. » Une icône de la tradition – la petite flamme rouge du Sacré-Cœur brûlant dans l’immense majorité des foyers catholiques – et l’image du feu qui fait table rase du passé, se trouvent superposées, fondues, confondues. C’est un signal d’alerte : la confusion règne dans les temps nouveaux. Les braves gens jettent le cadavre de Pavle dans un ravin, acte de déni d’une mort dont ils ne sont même pas directement responsables.
Après tout, Ronan n’est qu’un second couteau « dans la parade du jackpot irlandais », parade dont Bolger se fait le chroniqueur minutieux, œuvre d’un Etat soucieux de permettre aux multinationales « d’abriter leurs profits ». Ainsi la petite combine, construire à la va-vite une maisonnette sur les jardins de Chris et de Ronan pour la vendre à prix d’or, sombre dans la crise où plonge le pays. A Blackrock les immigrés tchèques, polonais, moldaves, roumains… « objets d’un véritable trafic », construisent les immeubles qu’ils ne pourront jamais habiter. Les patrons irlandais se soucient peu de leur exploitation : « ils n’avaient que le temps de s’émerveiller devant les sommes d’argent avec lesquelles ils jonglaient. » Domaine du mirage, où les gens sont si bien habitués à la prospérité, « qu’ils ne pouvaient pas en imaginer la fin ». En surplomb, le regard lucide d’Ezal qui a échappé aux massacres commis par la milice de son pays, lui-même toujours déchiré après la mort du maréchal Tito, en dépit d’ « une façade unifiée ». Partout des fissures, dans le corps social comme dans les murs élevés à la hâte. Le roman dépasse le cadre irlandais pour renvoyer à l’universalité d’une modernité dévoyée.
Reviennent ces leitmotiv – solitude, spectralité – qui courent dans l’œuvre de Bolger de La ville des ténèbres à Toute la famille sur la jetée du paradis : comme dans ce dernier livre, Bolger crée « un univers fictionnel parallèle » pour ménager la liberté du créateur. Ronan craint de devenir « le portrait de Dorian Gray dans le grenier », et Chris est envahi par un sentiment de solitude « indescriptible », celle de « partager une maison avec quelqu’un dont un invisible mur de glace vous sépare ». Et il y a les limbes, la présence lancinante des morts et des fantômes qui, comme dans Le ruisseau de cristal, assurent la continuité des choses : certes Chris et Alice n’auront pas la maison de leurs rêves mais ils ne seront plus des « âmes perdues » car ils appartiennent à « une chaîne d’existences ». À la fin, le départ de Sophie les réunit. Désenchantement peut-être, résignation sans doute pas. Explorations des couples et de la crise menées en parallèle, compassion et indignation en face de maux qui défient la raison, Ensemble séparés témoigne d’une farouche détermination : tout en gardant espoir, Bolger ne fait pas de cadeaux. Peut-on lui en vouloir ?