Rire et penser tout à la fois

Deux publications récentes permettent de retrouver l’esprit de l’Ancien Régime, qui invite à rire et à penser tout à la fois : un essai d’Élisabeth Bourguinat sur le persiflage et l’édition en un volume par Maxence Caron des œuvres de Chamfort, Rivarol et Vauvenargues sous-titré « L’Art de l’insolence ».


Élisabeth Bourguinat, Persifler au Siècle des Lumières. Creaphis, 320 p., 15 €

Rivarol, Chamfort, Vauvenargues. L’Art de l’insolence. Édition établie par Maxence Caron, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1536 p., 34 €


Après la Révolution, le comte de Ségur se souvient de la douceur de vivre de l’Ancien Régime : « Pour nous, jeune noblesse française, sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La philosophie riante de Voltaire nous entraînait en nous amusant. »Parmi les mots souvent choisis pour caractériser cette France disparue il y a celui d’esprit.

L’esprit français est volontiers moqueur et se joue souvent des mots. L’une de ses incarnations est le persiflage, mot très populaire (« le persiflage est partout » écrit Fréron) mais dont l’étymologie est longtemps restée obscure. Il revient à Élisabeth Bourguinat d’avoir retrouvé l’origine du terme modelé sur le nom du héros éponyme d’une pièce de Grandval aîné, Persiflès. Son essai, publié sous une forme remaniée et avec une préface d’Arlette Farge, se lit avec intérêt et plaisir. Il mobilise des approches linguistiques, littéraires et socio-culturelles. Il permet d’éclairer d’un jour nouveau le siècle des Lumières. L’auteur va à la poursuite des emplois du mot persiflage et de ses enjeux, chez des auteurs oubliés, mais aussi chez les plus grands. Elle montre que derrière ce qui est d’abord une dénonciation du jargon des petits-maîtres, une moquerie de ceux qui se sentent peut-être exclus des coteries à la mode, viennent s’inscrire des interrogations en profondeur sur la fonction du langage et sa relation au pouvoir.

De telles questions sont posées sous la Terreur par Jeanne-Marie Roland, qui, en prison depuis deux mois, vivant la plume à la main, se souvient de ceux qu’elle a connus et en trace de brefs portraits comme celui d’un persifleur par excellence. « Chamfort, homme de lettres, répandu dans le monde, familier chez les grands d’ancien régime, lié avec les hommes à talents qui ont figuré dans la Révolution, a connu la cour et la ville, les intrigues et les caractères, la politique et son espèce, mieux que son siècle même. » Si nous nous fions au jugement de la mémorialiste, l’homme de lettres qui exerçait sa finesse d’analyse sur ses contemporains n’était guère visionnaire en matière politique, ne pouvant croire « à l’ascendant de quelques mauvaises têtes et au bouleversement qu’elles seraient capables de produire. » Il reprochait à la jeune femme ce qu’il voyait comme son pessimisme excessif : « Vous portez les choses à l’extrême, me disait-il quelquefois, parce que, placée au centre du mouvement, vous croyez à une grande étendue d’action ; elle vous paraît vive et vous la jugez redoutable ; ces gens-là se perdent par leurs propres excès ». L’écrivaine d’ajouter : « Ces gens-là sont pourtant les maîtres, et Chamfort est aujourd’hui prisonnier, comme tous ceux qui n’adorent point leur empire. »

Roland trace de Chamfort un portrait rapide : « Beaucoup d’esprit, assez de morosité, les agréments d’un grand usage du monde et les ressources du cabinet, la philosophie d’un esprit juste et cultivé rendaient pour moi la conversation de Chamfort également solide et piquante. D’abord je le trouvais trop causeur ; je lui reprochais le superflu de discours et l’espèce de prépondérance que s’attribuaient assez communément nos gens de lettres ; je l’aimais mieux en comité de cinq à six personnes bien assorties que dans une société de quinze auxquelles je devais faire honneur ; mais définitivement je lui pardonnais de parler plus qu’un autre, parce qu’il m’amusait davantage : il a souvent de ces boutades heureuses qui font, chose très rare, rire et penser tout à la fois. »

Le lecteur qui regrette de n’avoir pas croisé Chamfort peut se délecter de ses maximes souvent un tant soit peu cyniques qui font en effet, à la fois, réfléchir et sourire (ou parfois rire jaune) : « Il faut convenir qu’il est impossible de vivre dans le monde, sans jouer de temps en temps la comédie. Ce qui distingue l’honnête homme du fripon, c’est de ne la jouer que dans les cas forcés, et pour échapper au péril ; au lieu que l’autre va au-devant des occasions. » Le moraliste rapporte souvent des propos entendus, des bons mots de société, attribués à « M. de R. » ou au « duc de… » entre autres.

Le mérite de l’édition nouvelle, procurée par Maxence Caron et présentée par Chantal Delsol, est d’inclure aussi toutes sortes d’autres ouvrages de l’ancienne connaissance de Jeanne-Marie Roland, ainsi que les écrits de Vauvenargues et, surtout, les œuvres complètes de Rivarol. On connaît nombre des pensées du soi-disant comte Rivarol, comme « Il faut ménager les hommes quand ils ont tort. » ou encore « Les visions ont un heureux instinct : elles ne viennent qu’à ceux qui doivent y croire. » Son Petit Almanach de nos grands hommes a circulé dans ses différentes moutures. Qui, à part les spécialistes, a lu Le Chou et le Navet, pièce de circonstance qui se moque de la poésie descriptive du Delille des Jardins ? Rivarol est méchant, souvent injuste (comme lorsqu’il prétend dire à Germaine de Staël, auteur d’un ouvrage intitulé De l’influence des passions, « Je fais comme vous, madame, je n’y entends rien. »), mais en général spirituel. Il est de ceux qui ont été dépassés par une Révolution politique, mais aussi esthétique.

Ajoutons que si Rivarol est représenté par l’ensemble de son œuvre, Chamfort est servi ici par la reprise de maximes inédites qui ont circulé après sa mort. S’en dégage une personnalité plus sympathique que celle de l’auteur du Journal politique national, moins sectaire et plus honnête. Jeanne-Marie Roland, questionnée sous la Révolution sur la solidité des principes de Chamfort, indique qu’il « reconnaît et révère ceux de la liberté publique et du bonheur des hommes », affirmant encore qu’il « ne les trahirait point. » Cependant, elle conclut : « sacrifierait-il à leur triomphe son repos, ses goûts et sa vie ? C’est une autre question : alors je crois qu’il calculerait. » Lorsque son interlocuteur rétorque que c’est là un manque de vertu, Roland a cette magnifique formule : « il est vertueux comme Ninon est honnête ; et dans la corruption qui nous ronge, vous seriez trop heureux d’avoir beaucoup de ces vertus-là. » Et elle ajoute avec un bon sens cynique que nos politiques actuels gagneraient à méditer : « Nos exagérés et nos hypocrites n’ont jamais voulu comprendre qu’il fallait employer les hommes en raison combinée de leurs talents et de leur civisme, de manière qu’ils fussent intéressés à faire valoir les uns au profit de l’autre. »

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