Hiver à Sokcho, le premier roman d’Elisa Shua Dusapin invente une langue équilibrée et rythmique pour dire une impossible rencontre et affirmer la douleur de n’être rien que soi, perdu, fragile, irrémédiablement vide.
Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho. Éditions Zoé, 144 p., 15,50 €
Lui. Il s’appelle Yan Kerrand, né à Granville, en 1968. Il arrive à Sokcho, ville portuaire, proche de la frontière entre les Corées du Sud et du Nord. C’est l’hiver. On le découvre comme la jeune réceptionniste qui l’installe dans une dépendance. « Visage occidental. Yeux sombres. Cheveux peignés sur le côté. Son regard m’a traversé sans me voir. » Il se tait, vaque à de mystérieuses occupations, reste longtemps dans sa petite chambre.
Elle. Elle travaille depuis peu à la pension et s’y ennuie, y prépare les repas, subit les remarques de son patron. Sa mère, envahissante, l’encourage à se marier avec un jeune mannequin inintéressant qui l’abandonne lâchement. Elle a étudié le français (son père qu’elle n’a jamais vu l’était) et refuse de le parler. Elle vit une existence qui semble n’être que son permanent commentaire. Tout y semble vide.
Leur rencontre n’en est pas vraiment une. Ils glissent l’un contre l’autre, se frôlent ; une tension s’instaure entre eux. Il ne se passe rien, pendant plusieurs jours, une étrange routine s’installe. Elle l’observe ; il ne dit presque rien. « Il avait fermé les yeux. Le nez se détachait comme une équerre. Des lèvres étroites naissait un delta de lignes qui deviendraient des rides. Il s’était rasé. En remontant à ses yeux, j’ai réalisé que lui aussi me regardait dans le reflet de sa vitre. Du même regard qu’à son arrivée à la pension, cet air avenant mêlé d’ennui. J’ai baissé la tête. » La scène pourrait devenir l’emblème d’un roman qui, au premier abord, semblerait celui d’une rencontre qui n’advient pas, de l’amplification de sentiments qui se cherchent, d’un désir qui ne s’incarne jamais vraiment. Ces deux êtres qui visitent plusieurs lieux sans jamais se parler vraiment, ou simplement par à-coups, comme regrettant aussitôt le dévoilement d’eux-mêmes, s’approchent et s’éloignent successivement l’un de l’autre.
Elisa Shua Dusapin excelle à décrire l’évolution de leurs relations, le malaise qui s’y installe. Ils vont ainsi visiter le no man’s land entre les deux Corées, contemplent des bouddhas, se promènent dans la ville désertée par les touristes pendant la mauvaise saison. Tout est triste, gris, glacé. En quelques semaines, les malentendus se succèdent ; ils se disputent un peu et, dans un silence particulier, s’observent. Le monde, les sentiments semblent assourdis. Chaque chose qu’ils partagent, chaque moment où une complicité semble s’esquisser, est suivi d’une sorte de repli, de refus obstiné. Elle découvre peu à peu qu’il est dessinateur, qu’il est venu pour commencer une bande-dessinée, qu’il collecte des éléments tout autour de lui pour esquisser ce projet. Chaque jour, chaque nuit, il dessine ; chaque nuit, chaque jour, elle essaie de voir ce qu’il dessine. Shua Dusapin ne raconte tout cela qu’au travers de ce que la jeune femme pense, de ce qui se joue en elle, de ses choix, de son dégoût pour sa vie, comme si la présence de cet « étranger » la forçait à se « justifier ». C’est dans son creux que tout émerge, qu’une relation profondément étrange se noue, qu’un vide se comble pour en ouvrir un autre, comme si la vie n’était qu’un effritement perpétuel, quelque chose qui échappe, comme de la neige qui fond entre les doigts.
Pourtant, le récit ne se limite pas à l’analyse subtile des sentiments, aux évitements, à ce qui manque, aux questionnements existentiels d’une jeune femme qui se révèlent par l’intrusion d’un homme qui perturbe son existence morne. C’est le mouvement même de projection intérieure de cette femme vers l’inconnu qui constitue le cœur d’Hiver à Sokcho. D’abord centré autour d’un ballet sentimental minuscule, ce mouvement se déplace vers un plan plus symbolique. Car, plus le récit progresse et plus se met en place cette mécanique de l’échec du sentiment, plus le désir d’être avec l’autre, de partager avec lui une part de soi, de trouver en lui un écho de sa propre identité mobile, se noue à une réflexion sur le geste créatif. Ce que l’homme dessine prend de plus en plus de place dans le processus qui pousse la jeune femme à se décentrer, à s’extraire de ce qu’elle est. Le dessin, le trait, l’encre qui invente des mouvements, transmets des sentiments, cet autre langage graphique – qui se partage plus aisément, avec une évidence plus nette – devient l’espace même du désir.
Hors du réel, hors de ce que Shua Dusapin décrit avec une précision remarquable, avec une économie de moyens stupéfiante – une apposition, une ponctuation changeante, un rythme qui se brise, une phrase qui semble s’arrêter –, se joue ainsi la nature même du désir, celui de s’échapper de soi-même, de toucher à la pureté d’une émotion qui n’existe peut-être pas. La jeune femme veut qu’il la dessine alors qu’il en peint une autre (vraiment ?), elle ne veut qu’être une part, transposée, reprise, projetée. Plus il lui dévoile ce qu’il fait, plus elle semble ne pouvoir exister qu’à la condition de passer, dans son geste créatif qu’elle ne comprend pas, dans un espace symbolique, sans temps, sans violence. Elle n’aspire qu’à échapper à la brutalité d’un univers normé où rien ne semble possible, où tout enjoint à se conformer à des modèles (incarnés successivement par des personnages archétypiques de la Corée : la mère et la tante, le patron, le petit ami, la jeune femme qui se remet d’une opération de chirurgie esthétique…) obligatoires. Elle veut « exister sous sa plume, dans son encre, y baigner, qu’il oublie toutes les autres. » Le désir devient ainsi une possession inversée, une projection impossible.
Hiver à Sokcho n’est que ce moment suspendu qui renverse la vie. Les instants éphémères où l’illusion de se trouver par le truchement de l’autre, en excédant sa solitude, demeure possible. Shua Dusapin, avec une lucidité presque effrayante, décrit l’impossibilité de réduire deux étrangetés qui se rencontrent et affirme une solitude absolue. La force de ce premier roman, plus que dans son sujet étrange, presque abstrait, plus que dans son ambiance où tout semble flotter irrémédiablement, se loge dans son écriture même, dans ce qu’elle suspend du geste, de la pensée et des sens. Tout se joue dans un équilibre entre la pensée et la sensation, l’abstrait et le concret, le réel et le fantasme. Le langage devient le réceptacle du malaise de la vie, de l’instabilité des identités, de l’insatisfaction et des moyens qu’on trouve pour y remédier.
Shua Dusapin réussit à faire tenir ensemble les manifestations du monde – les paysages, les températures, les saveurs, les couleurs, les bruits – et leurs projections dans un univers mental qui les défait, les reconfigure sans cesse et les augmente. Son écriture, épurée, lumineusement simple, douce et tranchante à la fois, dit le désordre intérieur qui s’affronte à un réel éperdument chaotique. Le frottement de ces deux espaces s’incorpore ainsi à un langage qui déplace des frontières, changeant, imprévisible. Et au milieu, tels deux silhouettes juste esquissées, les personnages errent au bord d’eux-mêmes, jamais ensemble et jamais vraiment seuls.
De cette emprise d’une conscience sur un autre, dans ce mouvement de distanciation de soi en même temps que de dévoration de l’autre – l’ambiguïté de la fin du récit est admirablement menée –, ne peut advenir qu’une fuite qui ne finit pas, un abandon absolu. On réalise alors, avec les personnages, comme lovés dans leurs silences, que rien ne se partage, que les corps, les âmes ne se touchent jamais vraiment, que la vie n’est qu’une fuite interrompue, parfois, subrepticement, par des instants suspendus dont on ne sait que faire, qui nous encombrent. Les désirs demeurent insatisfaits toujours. Et la souffrance à être soi, ou plutôt à n’être pas différent de soi, à ne savoir que faire de l’étrangeté de l’autre et de la vie, ne font qu’accentuer l’immense vide qui menace de nous avaler et dans lequel, toujours, on retombe.