Les lettres d’André Breton à sa première épouse, Simone Kahn, laissent apparaître un homme bien différent de l’image qui lui est, à tort, trop souvent attachée.
André Breton, Lettres à Simone Kahn (1920-1960). Gallimard, 384 p., 23,50 €.
Le 9 juillet 1920, Simone Kahn écrit à sa cousine Denise, future épouse de Pierre Naville : « Aujourd’hui bonne journée. J’ai vu André Breton avec Fraenkel et Aragon. C’est la seconde fois que je vois Breton de près. Il est l’ami de Fraenkel, et il lui avait demandé de me revoir. Tu penses si j’étais contente. C’est vraiment un type intéressant. » En 1965, au cours d’une conférence qu’elle donne sur la peinture surréaliste dans son Pérou natal, elle précise, sur cette rencontre : « Breton était un jeune homme un peu hâve et maigre, qui préservait malgré sa pauvreté une certaine élégance. Il avait déjà cet aspect léonin qui contribua à sa légende […]. – Vous savez, je ne suis pas dadaïste, lui dis-je d’emblée, après les présentations. – Moi non plus, me répondit-il, avec ce sourire qu’il su garder toute sa vie quand il faisait des réserves sur une de ses positions doctrinales »1.
Simone Kahn, née le 3 mai 1897 à Iquitos au Pérou, quitta ce lointain pays où son père avait une exploitation de caoutchouc dès 1899. Étudiante en Sorbonne, abonnée au cabinet de lecture d’Adrienne Monnier, et à « Littérature », la revue dirigée par Breton, Soupault et Aragon où le mouvement Dada lançait ses premières offensives à Paris, son intelligence et sa curiosité intellectuelle devaient en faire, rapidement, l’une des figures marquantes du Surréalisme qui allait se révéler à lui-même, comme on le verra plus loin …
La première lettre de Breton à Simone est datée du 15 juillet. En voici la teneur : « Mademoiselle, je venais de vous quitter quand me m’aperçus de mon oubli. Puis-je vous prier de m’apporter demain soir le cahier de Jacques Rigaut. Pourvu que je ne vous aie pas fait passer un trop mauvais moment. Je médite votre distinction entre « aimer » et « tenir à ». Ce matin je m’étonne d’avoir confessé ce goût du bizarre : rien de moins sûr après tout. Il y a plusieurs façons de se trahir et je crois bien commencer toujours par me donner pour ce que je ne suis pas. Votre opinion de Tzara me peine, – j’ai beau trouver excellentes vos raisons. Vous ne pouvez compter pour rien l’élégance intérieure. Certainement j’éprouve un grand plaisir à vous voir ; merci de l’avoir deviné. »
Pourquoi reproduire ici l’intégralité de cette première lettre ? Parce qu’elle contient, en germe, tous les éléments qui vont très vite précipiter, comme en chimie, les rapports amoureux des deux protagonistes, mais aussi parce qu’elle indique, sous les mots, ce qui – peut-être – déjà se forge dans l’inconscient de Breton quant à l’avenir de Dada et à la personne de Tzara ; notons que le numéro 14 de Littérature a paru en juin 1920, que le numéro 15 couvrant la période de juillet et août se prépare, et que Breton ne figure ni dans l’un, ni dans l’autre. Il faudra attendre septembre pour que, dans le numéro 16, S’il vous plaît, une pièce en trois actes de Breton et Soupault manifeste le retour du poète.
La première série de cette revue s’arrêtera avec le numéro 20 – placé sous la seule direction de Philippe Soupault – qui rapporte le verbatim du Procès Barrès, intenté à l’initiative de Breton, sous l’étiquette Dada, contre l’écrivain-académicien pour « attentat à la sûreté de l’esprit », et trahison aux idées de sa jeunesse. Un vrai scandale comme on n’en fait plus, mais qui introduisait un problème « en somme d’ordre éthique » où Dada « de par son part pris d’indifférence déclaré n’a rigoureusement rien à voir », dira plus tard Breton2. Les hostilités ouvertes avec Tzara ne sont plus très loin.
Mais revenons aux lettres d’André à Simone. Et commençons par déplorer que celles de Simone à André n’aient jamais été retrouvées, la finesse, la sensibilité et l’intelligence qui éclairent sa correspondance avec Denise laissant imaginer un échange de très haute tenue ! Il semblerait que Breton ait fait disparaître, en plusieurs circonstances, les lettres de celles dont la vie l’avait séparé. Ressentiment, pudeur, colère, ou volonté d’anéantir d’inutiles regrets ? Bref, la seule lecture de l’abondante correspondance à sens unique va néanmoins nous permettre de suivre la manière dont Breton va procéder pour s’attirer d’abord la bienveillance de Simone, puis son intérêt, enfin son amour.
Le 21 septembre 1921, quatorze mois après leur rencontre, sera le jour de leur mariage à la mairie du XVIIe arrondissement de Paris, Paul Valéry étant témoin du marié, et en dépit du peu de considération qu’ils portent tous les deux à ce genre de démarche administrative ; ce qu’ils démontreront, avec passion, bien avant cette « formalité » et tout au long de leur union « officielle », c’est-à-dire jusqu’en 1928 pour leur séparation, et mars 1931 pour leur divorce. De plus, on pourra suivre en filigrane dans ces lettres le déroulé de cette période essentielle des années 1920 qui voit l’émergence « officielle » du surréalisme après la parenthèse Dada ; on verra comment.
À la lecture des nombreuses lettres que Breton adresse à Simone au rythme de deux ou trois par semaine – 20, 24, 29 (deux fois !), 31 juillet, 2, 3, 5, 7 août 1920, etc, on est frappé par l’approche parfois intellectuelle, mais le plus souvent « naïvement » tendre, avec laquelle le très jeune poète (il n’a alors que vingt-quatre ans) tente de séduire celle qui manifestement est en train de bouleverser sa vie d’agitateur d’idées ! Notons que les vacances d’été les ont éloignés l’un de l’autre, ceci justifiant peut-être cela. Voici néanmoins, quelques exemples : « Que deviendrais-je ici sans le but de passer chaque jour un instant avec vous », « Je vais vous adresser une prière audacieuse. J’aimerais infiniment avoir ici une petite photographie de vous, est-ce tout à fait impossible ? » « J’ai comme cela deux ou trois convictions d’allure paysanne qui, je me figure quelque fois, m’empêchent de devenir fou. C’est que rien n’arrive en vain, que tout a qualité d’avertissement ; que le bonheur ne passe près de vous qu’une fois, qu’il faut tout faire pour l’arrêter, malgré ses protestations… » « Je sais quel trait de lumière est pour moi votre pensée » « J’ai mis, avez-vous besoin de le savoir, toute ma foi en vous. » « Soyez certaine qu’il y a toujours dans ce que vous écrivez quelque phrase qui me va droit au cœur », ou encore, cet aveu où il se dévoile un peu plus : « comment vous faire comprendre avec quelles précautions infinies je m’approche de vous ».
On le voit, une certaine fragilité, nimbée d’abandon, laisse apparaître un Breton bien différent de l’image qui lui est, à tort, trop souvent attachée ! Quant à la qualité des échanges intellectuels qui nourrit leur correspondance, il suffit de citer une poignée de noms pour s’apercevoir de leur niveau : Apollinaire, Jarry, Lautréamont, Rimbaud, Stendhal, Vaché, Chesterton, Tzara, Rigaut, Hamsun, Drieu la Rochelle, Constant, Sainte-Beuve, Hugo, Gide, Synge, ou encore Dostoïevski, à propos duquel on appréciera cette remarque : « Je lis L’Idiot, pas toujours avec la satisfaction désirable. Il y a moins de mouvement que dans Fantômas et Muichkine ne raconte plus d’histoires » ; petit coup de chapeau, en passant, à la littérature populaire très prisée par Breton et ses amis !
Mais, lorsque l’amour finira par s’incarner, et que la vie d’André et de Simone s’accordera aux violents remous qui agitent alors l’aventure Dada sur sa fin – le surréalisme arrive en force, par les chemins de l’éthique –, c’est la confrontation avec les exigences de la liberté sous toutes ses formes qui va révéler une fascinante et bouleversante aptitude à la tolérance, pour l’un comme pour l’autre, pas toujours de même nature cependant.
Petit rappel pour mieux saisir dans quel cadre va maintenant se dérouler la déferlante des rencontres passionnelles qui se prépare. Durant la première guerre mondiale, Breton, interne dans un hôpital de Nantes, rencontre Jacques Vaché, alors en traitement suite à une blessure en Champagne. Frappé par sa contenance et son ton ultra dégagé, il noue aussitôt une amitié décisive. De retour au front, Vaché va lui écrire ses fameuses Lettres de guerre où se manifestent l’absolue radicalisation d’un refus global, et la volonté de désacraliser par l’Umour toutes les valeurs en cours, la littérature et l’art tout particulièrement : « Nous n’aimons ni l’art ni les artistes », proclame-t-il bien haut. Son influence sera déterminante sur Breton, lui évitant de devenir le « pohète » que son attirance pour le symbolisme risquait de provoquer. Nous sommes là début 1916, et Dada vient à peine de trouver, en Suisse, son appellation contrôlée ! Jacques Vaché, lui, meurt le 6 janvier 1919 après avoir absorbé une trop forte dose d’opium. Accident ou suicide ?
Chez Breton, le terrain est prêt : d’une part, il vient de rédiger, cette même année, avec Soupault, Les Champs magnétiques qui, précisera-t-il plus tard, constituent « le premier ouvrage surréaliste (…) puisqu’il est le fruit des premières applications de l’écriture automatique »2 ; d’autre part, ce qui parvient de ravageur des USA, dès 1913, du côté de Duchamp et de Picabia, toutes ces fortes vibrations en forme d’un nettoyage par le vide à longue portée, vont favoriser le contact avec Tristan Tzara qui mène, à Zurich, l’aventure Dada, dont les échos atteignent Paris avec de plus en plus de puissance. À telle enseigne que, le 20 avril 1919, Breton pourra écrire à Tzara : « Si j’ai en vous une confiance folle, c’est que vous me rappelez un ami, mon meilleur ami, Jacques Vaché, mort il y a quelques mois ».
Pour résumer, disons que, dès lors, les épisodes scandaleux de Dada à Paris peuvent être considérés comme une formidable parenthèse dans l’histoire d’un surréalisme latent, ce surréalisme qui, justement, va proclamer sa naissance « officielle » en 1924, par la publication du Manifeste où Breton, après un Lâchez tout incendiaire, prend congé de Dada. Tzara aura incarné, avec brio, un moment de ce que l’esprit de subversion de Jacques Vaché, Marcel Duchamp et Francis Picabia avaient déjà provoqué, et que, dès 1919, le recours à l’automatisme pour l’apparition des Champs magnétiques avait enrichi d’un pouvoir poétique destiné à faire date. Quant à Tzara, il rejoindra les surréalistes dans un premier temps, avant de se noyer, plus tard, aux côtés d’Aragon et d’Éluard, dans les eaux glacées du calcul stalinien, si vous voyez ce que je veux dire ! C’était bien la peine …
1924, donc, année surréaliste, épicentre d’une décennie prodigieuse, sur le plan des idées comme sur celui des passions. Entre cette année-là et 1930, André et Simone vont connaître une vie riche et mouvementée qui va les entraîner chacun vers les rivages les plus aventureux de la rencontre amoureuse, clé de l’existence à laquelle ils aspirent, les préjugés de la morale bourgeoise et la petitesse qui l’accompagne ne les atteignant guère.
En octobre 1924, le Bureau de recherches surréalistes s’ouvre au public, rue de Grenelle à Paris. Les membres du groupe se relaient pour assurer une permanence ; ce 15 décembre, c’est André Breton et Aragon qui officient. Une certaine Lise Meyer (la future Lise Deharme) fait son apparition, c’est bien le mot ! La dame au gant plonge Breton dans un émoi qui va le tenir en haleine jusqu’en octobre 1927, près de trois ans sans que son amour ne parvienne à trouver un écho chez celle qui semble se jouer de lui avec l’habileté d’une grande coquette. Finalement lassé, il prendra prétexte de la présence d’Emmanuel Berl chez elle, alors qu’ils avaient rendez-vous, pour rompre sans retour, par deux lettres des 25 et 26 octobre 1927. On verra que Berl joue décidément un curieux rôle dans la vie de Breton car c’est lui qui, un peu plus tard, provoquera la rencontre avec Suzanne Musard, et l’emportement passionnel qui s’ensuivra. Breton ne cache rien à son épouse, l’absolue transparence entre eux des mouvements du cœur étant la règle ; mais l’extrême compréhension et la patience amoureuse dont fait alors preuve Simone seront, longtemps encore, mises à rude épreuve, l’épisode Nadja venant de plus s’insérer dans les remous provoqués par Lise en cette même période.
Le 4 octobre 1926, en effet, rue La Fayette, Breton aborde une jeune femme qui va la tête haute ; elle lui répond, ils parlent, un mystérieux charme opère ; mais si le récit des dix jours qui ébranlèrent le poète jusqu’au 13 du même mois est bien connu, un admirable livre, Nadja, en constitue l’éternelle trace, Breton ne pourra jamais vraiment aimer celle qui, par sa vie et par sa folie, se situe aux antipodes de sa conception de l’amour, alors que, par ailleurs, elle incarne la vertu magique de la rencontre, si importante aux yeux des surréalistes.
En revanche, voici que Berl se présente, le 15 novembre 1927, au café « Cyrano » où se réunissent les surréalistes, en compagnie de Suzanne Musard, sa maîtresse. Breton est foudroyé par cette femme et, comme à l’évidence, c’est réciproque, il ne faudra pas plus de trois jours pour que les deux amants se retrouvent à Toulon, loin du tumulte parisien. Breton a prévenu Simone de son départ et lui demande sa compréhension, ce qu’elle lui accordera. Les lettres de Breton sont à cet égard absolument claires ; Simone ira jusqu’à protéger leur fugue le jour où Berl, furieux de la situation, viendra rue Fontaine, croyant trouver en elle une épouse éplorée ; erreur de sa part !
C’est une longue histoire, pleine de retournements, de rebondissements et de fureur qui commence alors, tandis que Simone, généreuse, patiente mais finalement lassée des disparitions continuelles d’André – Nadja, Lise, Suzanne –, finira par trouver en la personne de Max Morise, membre du groupe, un compagnon fidèle, ouvertement épris d’elle, qui deviendra un jour son amant. Pourtant Simone n’a pas cessé d’aimer André, en témoigne sa correspondance avec Denise, sa cousine. Lui comme elle sont en train d’expérimenter une manière différente de vivre leur liberté réciproque sans pour autant renier l’amour sincère qui les unit ; à cet égard, les lettres de Breton sont explicites, où les manifestations d’amour, de tendresse et d’attention profonde (cette belle formule de Stendhal) sont continuelles.
On pourrait se méprendre : nous ne sommes pas ici en présence d’une quelconque libération sexuelle qui ne peut que se refermer sur elle-même, sans laisser la moindre trace. Ce que vivent alors André et Simone, c’est la mise en pratique de la liberté des sentiments, étape supérieure des rapports humains, conquête décisive ouvrant à la femme comme à l’homme l’accès à l’égalité parfaite. Pour Breton, il s’agit de poursuivre une quête permettant de reconnaître, le moment venu, le caractère unique de l’amour ; et ce serait, pour lui, démériter que de s’accommoder des « divertissements » résultant des épisodes de cette quête, sans maintenir au plus haut l’espoir primordial qui l’anime.
Loin d’un pauvre dévergondage à la gratuité désolante, il s’agissait, chaque fois, de saisir la chance de réaliser cet amour total que, plus tard, il nommera amour fou. Les lettres à Simone éclairent à la fois la simplicité et la complexité de leurs relations ; pour lui, elle est, successivement ou simultanément, l’amante, la femme-enfant, la mère, la sœur, la complice, la magicienne, la courtisane, celle qui veille ; pour elle, il peut être aussi bien l’amant, le frère, le père, l’ami, le prince charmant, le conquérant, le compagnon, le guetteur… À une éthique des principes, ils substituent une éthique des conséquences, autrement dit une éthique surréaliste, en pleine gestation subtile.
La publication de ce premier volume de la correspondance d’André Breton est un événement capital ; il faut savoir qu’après le délai de cinquante années après sa disparition qu’il avait demandé que l’on respectât pour cela, c’est à raison de deux volumes par an que vont se succéder les correspondances avec Jacques Doucet, Tzara et Picabia, Paul Valéry et Jean Paulhan, Benjamin Péret, Paul Éluard, etc. Les surprises ne vont pas manquer !
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Simone Breton, Lettres à Denise Lévy (Joëlle Losfeld, 2005)
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André Breton, Entretiens (Œuvres complètes, Pléiade, tome III)