En 1944, trois jeunes hommes qui souhaitaient devenir écrivains et réinventer l’existence se rencontrèrent à New York. Ces jeunes gens, Allen Ginsberg, Jack Kerouac et William S. Burroughs, constituèrent le premier noyau de ce qui allait s’appeler la Beat Generation et en devinrent les auteurs les plus importants. Près d’eux ou loin d’eux, gravitèrent pendant une quinzaine d’années des personnages qu’ils fascinaient ou qui les fascinaient, engagés pour certains dans une recherche artistique particulière. Rejetant les valeurs sociales, politiques, religieuses ou sexuelles de leur pays, ils désiraient en redéfinir de nouvelles pour eux-mêmes. C’est à ce « groupe », mais bien sûr plus particulièrement à ses créateurs ou à ses figures admirées que le Centre Pompidou consacre jusqu’au 13 octobre une exposition : « Beat Generation : New York, San Francisco, Paris ».
« Beat Generation : New York, San Francisco, Paris ». Centre Pompidou. Du 22 juin au 13 octobre 2016
Catalogue de l’exposition, sous la direction de Philippe-Alain Michaud. Centre Pompidou, 304 p., 44,90 €
L’exposition, qui occupe élégamment la grande galerie du sixième étage, en met plein les yeux et les oreilles en proposant une fabuleuse quantité de documents visuels et sonores (bien plus qu’il n’est possible d’en absorber en une seule fois). Elle laisse le visiteur un peu étourdi… une bonne chose sans doute puisque le mouvement Beat –qui n’en était pas vraiment un – n’avait qu’une cohérence esthétique relative, et se voulait d’abord revendication de liberté et recherche de soi par le voyage, la drogue, les philosophies orientales, etc. L’exposition du Centre Pompidou a choisi une voie médiane entre l’ambition globalisante de la présentation « Beat Generation and New America » du Whitney Museum à New York de 1995-1996 et l’approche documentaire « pointue » sur un aspect du travail d’une figure particulière, comme « Beat Memories : The Photographs of Allen Ginsberg », à la Grey Art Gallery de New York en 2012 (des œuvres de ces deux expositions sont bien sûr présentées au Centre Pompidou).
« Beat Generation : New York, San Francisco, Paris » s’est donné plusieurs buts. Elle veut d’abord, contrairement à l’exposition du Whitney, regarder hors des frontières américaines, pour « évoque[r] l’extension de la scène beat outre-Atlantique, notamment à Paris et à Tanger » (extrait de l’avant-propos du catalogue). Son second but est de montrer l’inventive circulation entre les arts due, selon le commissaire de l’exposition, Philippe-Alain Michaud, à « l’usage extensif des moyens de reproductibilité moderne (machine à écrire, transistor, disque, appareil photo, caméra, télétype, rétroprojecteur, magnétophone, épidiascope…) mais un usage rien moins que systématique ou méthodique ». Les buts de l’exposition sont donc d’internationaliser le « mouvement », ainsi que de lui décerner la bonne vieille médaille de décloisonnement des arts, qui a déjà beaucoup servi au cours du XXe siècle. Ces deux partis pris sont fructueux, quoique discutables, par les possibilités qu’ils offrent de présenter un grand nombre d’œuvres et d’objets, mais peut-être moins qu’un troisième, peu explicité, qui découle partiellement du précédent, la décision d’accorder un rôle prééminent à l’image animée et au son, presque toujours grands gagnants dans les espaces de l’exposition.
De ce fait, à l’intérieur de l’exposition, la littérature Beat dans sa modeste version low-tech manuscrite, tapuscrite ou imprimée (à une exception près, le fameux rouleau de On the Road) a du mal à se faire une place face à la concurrence tapageuse ou éclatante des voix, des musiques et des bandes filmées. Pourtant, faut-il le rappeler, la Beat Generation n’existerait plus dans la mémoire esthétique d’aujourd’hui sans des romans et des poèmes aussi importants que Howl, On the Road, Naked Lunch. C’est la production littéraire des Beats et pas leur production plastique qui les a fait passer à la postérité. Ceci se vérifie au cours de la visite où ce domaine, pour intéressant qu’il soit, apparaît rarement comme novateur ou exceptionnel. Il retient d’ailleurs infiniment plus par son aspect documentaire que par son aspect purement esthétique.
Ceci dit, beaucoup de pièces de l’exposition satisfont l’œil et alimentent une réflexion que le catalogue, lui, permet moins de prolonger. La satisfaction intellectuelle qu’on prend à l’exposition se double du plaisir de faire l’expérience d’un beau dispositif de présentation. Ainsi, après les panneaux d’entrée où des photos de groupe agrandies des Beats accueillent le visiteur, celui-ci se trouve vite plongé dans une demi-obscurité et placé devant un objet impressionnant même pour le moins idolâtre : une longue châsse-vitrine contenant les 36,5 m du tapuscrit de 1951 sur papier calque de On the Road de Jack Kerouac. L’objet avait déjà été présenté à Paris en 2012, mais il apparaît ici tel le voile de Turin ou le Saint Graal, flanqué de surcroît de trois écrans où défilent en noir et blanc des images du paysage américain tandis que résonnent doucement les sons country des enregistrements d’Harry Smith. C’est beau et c’est également très efficace puisque le grand rouleau sert de colonne vertébrale à toute l’exposition, la répartissant à droite et à gauche en différents espaces consacrés à des lieux Beat (Tanger, Venice…), ou à des artistes particuliers, le tout dans une alternance agréable de salles sombres ou éclairées, à dominance de noir et blanc, ou très colorées.
Dans le mélange des objets présentés, le visiteur fait ensuite son choix. Même si feuillets, plaquettes, livres, magazines, citations murales, ont du mal à se faire remarquer, on l’a dit, dans le tourbillon visuel et sonore venu d’écrans et de spots d’écoute, ils sont bien présents : on peut se pencher sur un premier jet écrit en joual d’un début de On the Road de Jack Kerouac, ou sur une partie dactylographiée et corrigée de Howl d’Allen Ginsberg. Pour la cocasserie ou le charme, on peut s’arrêter devant des documents filmés : Michael McClure récitant de la poésie aux lions du zoo, ou Jack Kerouac présentant en anglais et en français canadien les gestes professionnels du cheminot.
Pour ce qui est de la partie plus traditionnellement plastique on l’a également mentionné, le visiteur reste un peu déçu, tout en appréciant le côté anecdotique ou documentaire des dessins et des peintures qui sont proposés (Gysin, LaVigne…). La photographie est bien représentée avec Frank, Berman, Ginsberg… : se mêlent des clichés pris par des « professionnels » et par des amateurs. Elle remplit différentes fonctions : servir d’illustration à l’épopée Beat, être une recherche plastique, exister en tant que document sur les États-Unis eux-mêmes.
Parallèlement à ces aspects littéraires et artistiques « traditionnels », l’exposition a choisi de mettre en avant films et documents filmés. Avec les enregistrements sonores (en ambiance ou mis à disposition en écoute individuelle), ils se taillent la part du lion. Le visiteur voit et entend presque dans chaque pièce des images et des sons produits par la Beat ou qui ont eu une influence sur elle. Parmi d’autres, notre visiteur retiendra probablement, qu’il l’ait déjà vu ou non, le Pull My Daisy (1959) de Robert Frank et Alfred Leslie, carte de visite soigneusement foutraque de la Beat Generation, film dans lequel jouent, il l’avait oublié, Delphine Seyrig et la peintre Alice Neel (dans des rôles, respectivement d’épouse et de douairière, assez révélateurs de la conception de la femme qu’avaient les Beats).
« Beat Generation : New York, San Francisco, Paris » est donc une corne d’abondance pour le regard et l’écoute. Foisonnante, insoucieuse de hiérarchisation, amicale pour l’hagiographie Beat, elle sait captiver. Le public, souvent jeune et attentif, se presse d’ailleurs autour des reliques (le pantalon et les sneakers de Jack Kerouac qui figurent dans l’exposition) comme auprès de pièces moins rigolotes. Il regarde, écoute, prend des notes ou des photos ; la citation qui semble le faire rêver est celle de la grande salle : « Everything belongs to me because I am poor. » Redeviendrait-elle dans l’air du temps, cette constatation en apparence paradoxale ?
La phrase, tirée de Visions de Cody, roman que Jack Kerouac écrivit en 1951-1952, représente l’utopie des Beats, jeunes gens « fous de vivre, fous d’être sauvés, désireux de tout ». Un peu moins de vingt ans après l’avoir rédigée, Jack Kerouac abruti par l’alcool finissait ses jours avachi devant un écran de télévision dans la maison de « mémère » (sa mère), chez qui il était retourné vivre. L’exposition du Centre Pompidou montre qu’avant toute dégénérescence peut exister un moment fringant, frugal et fastueux. Le jeune public paraît l’avoir bien compris.