Auteur de sept romans et figure éminente de la scène littéraire grecque, Rhéa Galanaki avait été remarquée il y a plus de dix ans pour le brillant récit historique Ismaël Férik Pacha, son seul texte traduit en français jusqu’ici. Dans L’ultime humiliation, l’auteure dépeint les tribulations d’une famille en proie à des oppositions tant générationnelles que politiques. Cette fresque athénienne s’impose comme l’une des premières œuvres abordant frontalement la crise grecque. Aussi renseigné que bien des essais et d’une rare puissance évocatoire voilà, de bout en bout, l’épopée de la nuit tombée sur tout un peuple.
Rhéa Galanaki, L’ultime humiliation. Trad. du grec par Loïc Marcou, éditions Galaade, 304 p., 24 €.
Elles vaticinent, Nymphe et Tirésia, enseignantes à la retraite bien heureuses de conserver leur logement social, entourées de trois autres femmes qui veillent leur légère démence : l’assistante médicale Danaé, la femme de ménage Yasmine, d’Égypte, et Catherine la veuve crétoise, et taiseuse. D’hommes, point. Que des fils. Oreste d’abord, émeutier de profession, anarchiste dont le double négatif est Takis, étoile montante du fascisme hellénique. Enfermées chez elles, les deux dames rêvent de liberté, se souviennent de leurs rebelles années 1970. Elles voient aussi fondre leurs pensions. Alors, contrevenant au règlement, elles fuguent pour participer à cette grande manifestation contre l’austérité. Joliment, la pulsion de vie se noue à la riposte politique : « personne pour vous interdire de vous asseoir à même le sol, sur le trottoir, et de crier à tue-tête des chants venus de votre jeunesse morte et enterrée de longue date et de célébrer cette résurrection à chaudes larmes. »
Las, sortir de chez soi provoque parfois des cataclysmes. Nous sommes le 12 février 2012 et, ce jour précis, la marche se fit émeute d’une rare violence. Comment les deux femmes se retrouvent au cœur de cette guérilla urbaine avant d’être aspirées dans les entrailles de la ville, c’est tout le sujet de ces aventures un peu Iliade, un peu Odyssée. N’en déplaise à Raymond Queneau pour qui un roman devait être soit l’une, soit l’autre. Mais Rhéa Galanaki a le droit, elle est grecque…
Écrire la crise, au sens large, c’est dire un sentiment d’étrangeté au monde né d’une bascule. D’où une œuvre de la désillusion, de l’effondrement matériel et psychique. Même Takis voit ses fantasmes du « peuple » s’effondrer au cours de pages essentielles opposant ce jeune crâne rasé à « une vingtaine de Crétois qui avaient tous des cheveux blancs […] et à la main des gourdins – l’arme traditionnelle de l’île. » Ces diverses déconstructions donnent lieu à une narration sans cesse mobile, inattendue et à double sens. Ainsi de la description de l’incendie du cinéma Attikon, symbole architectural d’une certaine Athènes mais aussi de la jeunesse de Nymphe. La ville part en fumée, son souvenir aussi. Ce ne sont jamais que deux modalités de la même destruction en cours.
Scandé, l’ensemble alterne de brusques accélérations de l’action à des focalisations internes méditatives, le flux de la conscience jaillissant de l’action la plus brute. Cela circule entre le subjectif et le socio-politique car sous le roman familial roule la guerre civile. Là est l’épopée, dans cette lutte à distance entre Takis et Oreste, ces deux visages ennemis de la Grèce d’aujourd’hui. Tout en les dessinant hiératiques comme des icônes, Rhéa Galanaki complexifie leur opposition par des jeux de chiasmes mêlant déterminismes de classe et dispositions psychologiques. Ces affrontements irréductibles procurent toute son intensité dramatique. Furieux, la « mâchoire inférieure tremblant de colère », les jeunes hommes courent aux combats et laissent leur mère songeuse : « Maman, comment les gens pourraient-ils ne pas se révolter – tout comme vous vous êtes révoltés il y a de cela cinquante ans – quand ils sont confrontés au spectacle sans précédent de la ruine du pays ? »
Grand récit de l’incompréhension entre parents et enfants, L’ultime humiliation met bien en scène l’opposition de cette « génération de Polytechnique »1, que l’on qualifiera de soixante-huitarde, avec l’actuelle, marquée d’une sombre radicalité. Galanaki en parle d’autant mieux que tout en faisant partie de la première elle n’en restitue pas moins le point de vue de la seconde. D’où l’ampleur, le souffle même de cet ouvrage. En effet, ces histoires de famille ne se détachent jamais d’un continuum historique, lui-même indissociable d’une cartographie d’Athènes. Ville décidément littéraire comme l’atteste le récent Athènes-disjonction de Christos Chryssopoulos. Là où ce dernier texte enregistre le surréalisme né du délitement urbain, L’ultime humiliation montre un contemporain aigu où l’on frôle le passé à chaque boulevard.
À travers les « nuages blancs, qui étaient comme troués par les baïonnettes des rayons acérés des projecteurs » apparaissent, spectrales, les cohortes des manifestants assassinés de 1944 et 1973. Leur consistance égale sinon dépasse celle de ces « ombres vivantes », les habitants de la capitale. Aussi sociale qu’intérieure, la dérive urbaine aboutit dans un cinéma ténébreux comme une ruine minoenne. Tirésia y rencontre en rêve son père, englouti jadis par la ville. Actualisant un certain vieux mythe, il dit à sa fille : « Dépassant sa pudeur virginale éphémère et toute élucubration naïve, Europe se transformait en un Minotaure femelle, le corps nu, puissant et indécent, surmontée de sa tête cornue. » Par un effet de boucle, le fantôme place la mythologie à la hauteur de l’Histoire. Belle scène, si grecque, de voyage aux Enfers… à moins que ce ne soient les morts qui en remontent pour juger le monde des vivants.
Cette porosité entre les deux univers résonne avec les films de Théo Angelopoulos, auquel ce livre rend hommage. Plusieurs passages de L’ultime humiliation dégagent la même grandeur que celle des plans-séquences du cinéaste. Rhéa Galanaki fut la coscénariste de son dernier film, inachevé, Angelopoulos ayant trouvé la mort sur le tournage. Où cela ? Dans une rue d’Athènes, bien sûr. Quand ? À peine quelques semaines avant la manifestation du 12 février 2012.
Ville cimetière, texte tombeau, mais aussi « théâtre ». Qu’y joue-t-on, sinon une « tragédie » ? Ces deux métaphores récurrentes ne sont pas gratuites. Coryphée, le narrateur s’adresse aux personnages pour leur raconter leur propre malheurs et résistances. C’est dire aux Grecs leur épopée contemporaine, contrepoison vrai au dominant storytelling médiatique et institutionnel. C’est aussi substituer la poésie aux injonctions mi-techniciennes mi-moralisatrices entendues par ce peuple depuis trop d’années.
En 1989, Michel Grodent pouvait encore écrire : « Une certaine forme de théâtralisation de la vie quotidienne semble bel et bien dépassée en Grèce. La poésie et la chanson ont cessé provisoirement de descendre dans la rue. Pour combien de temps ? » Rhéa Galanaki apporte là un élément de réponse en chantant une Athènes tout à la fois labyrinthe et minotaure, à l’image d’une société de la dévoration. Mais l’auteur sait se dégager des mythes en esquissant les traits d’une fragile et hétérogène communauté. Car il y a un troisième fils, Ismaël, ce très jeune enfant « à la peau de tabac clair ». On pressent qu’un nouveau monde est là, en train de naître. Dans la douleur. L’auteur n’en dit pas plus. La Grèce, passé de l’Europe, ou son avenir ?
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En référence à la sanglante répression du soulèvement étudiant de novembre 1973 par la junte des Colonels, dans les murs de l’école Polytechnique.