Conçues au début du XVIIe siècle pour soulager la pauvreté, les workhouses sont devenues des enfers de coercition et de stigmatisation dans l’Angleterre de la révolution industrielle. Critiquées sans relâche mais néanmoins maintenues et confortés en 1834 dans leur mission de fixation et d’exploitation des plus misérables, elles continuent de hanter l’inconscient collectif depuis leur disparition tardive, en 1948. Jacques Carré leur consacre un ouvrage important.
Jacques Carré, La prison des pauvres : L’expérience des workhouses en Angleterre. Vendémiaire, 537 p., 25 €
En 1765, le chantier d’une maison d’assistance est rasé par des émeutiers dans le Suffolk, lesquels réclament le droit de louer leurs bras pour la durée de la moisson. Voici campée l’ambiguïté d’une conception de l’assistanat dont le but charitable était pourtant explicite, du moins à son apparition. Le nom de cette institution, « workhouse », vient de lui-même en complexifier la vocation caritative. Depuis 1601, il ne s’agit plus seulement d’aider les indigents mais d’assortir tout secours d’une contrepartie forcée sous forme de labeur, fixée, imposée selon des normes et des règles disciplinaires des plus strictes. La référence à saint Paul est réitérée sans relâche : « Qui ne travaillera pas n’aura rien à manger ».
La workhouse est tristement familière aux lecteurs de Dickens. Qui ne se souvient de la première partie d’Oliver Twist où le petit héros affamé se voit refuser un second bol de soupe et se trouve puni pour l’avoir réclamé ? Les gravures de Hogarth ne sont pas plus tendres avec une institution qui charrie encore derrière elle, outre-Manche, une mémoire détestable. Ses premiers promoteurs souhaitaient concevoir un nouveau système d’aide, mettant en synergie charité publique et assistance privée, financé par une « taxe des pauvres », sous la double impulsion du mouvement calviniste et de l’humanisme (avec, par exemple, la figure de Juan Luis Vives, un proche de Thomas More). Il s’agit de remédier à la misère, de tendre à la paix sociale, de recenser les vagabonds ou d’éduquer les enfants, donc à la fois d’inclure et d’exclure dans la plus pure dialectique puritaine. Loin de ces intentions louables et de la réinsertion envisagée, la workhouse s’est imposée dans la durée comme une institution autoritaire et contraignante jusqu’à l’inimaginable, marginalisant les pauvres, les forçant à travailler. De toute évidence, elle relève du « grand renfermement » autrefois identifié par Michel Foucault.

Modèle de workhouse pour 800 personnes, réalisé par George Wilkinson en 1839.
L’ouvrage de Jacques Carré raconte et analyse les origines, les différentes étapes et les débats provoqués par cette institution dont l’image est familière au lecteur de romans anglais du XIXe siècle mais la réalité mal connue. Outre l’intérêt d’une étude couvrant plus de trois siècles, le travail consiste moins à dépeindre la pauvreté anglaise qu’à restituer les politiques et les controverses qui prétendent s’occuper du problème tout en analysant le fonctionnement de ces lieux communautaires. Le livre se divise en trois axes successifs : les modalités d’enfermement et de stricte hiérarchisation des rapports humains ; l’architecture et les enjeux spatiaux de structures de plus en plus importantes (avec des remarques très stimulantes sur la conception scrutatrice de la structure panoptique) ; enfin, la mutation du travail imposé vers le punitif, jusqu’à la coercition absolue. La première qualité de ce panorama est de replacer les workhouses dans le contexte social des XVIIIe et XIXe siècles marqué par une aggravation considérable de la mendicité, de la prostitution et de la délinquance issues de l’exode vers les grands centres, en particulier vers Londres.
La dimension mercantiliste ne doit pas être oubliée, un négociant comme Josiah Child voyant dans la force de travail des indigents une source d’enrichissement à l’échelle nationale (1690) et préconisant dès lors l’emploi sans réserve des enfants (un tiers des pensionnaires globaux). Quinze ans plus tard, Daniel Defoe s’inquiète au contraire d’une concurrence déloyale entre ces ateliers forcenés et les entreprises voisines. Décrétée et financée à l’échelon local comme un instrument de régénération religieuse au XVIIIe siècle, la workhouse est aussi gangrenée par la corruption, les piètres conditions sanitaires, l’autoritarisme de ses dirigeants, et n’aboutit que fort rarement aux bénéfices escomptés. Bientôt, le problème n’est plus tant de gagner de l’argent que de ne pas en perdre, et de maintenir les indigents sous contrôle, ce qui souligne un peu plus le soubassement moral de l’institution. La réalité pédagogique est déplorable et se limite à des bribes de lecture et à un catéchisme sommaire, même si l’enfance sert de vitrine à ces établissements, par le biais de dignes et voyantes processions dominicales.
Le livre analyse en profondeur les modulations législatives réformant régulièrement un système imparfait qui a pourtant le mérite d’exister, mais surtout il exhume magistralement les polémiques qui le sous-tendent. Ainsi des critiques du député whig William Hay en 1735, qui réclame une centralisation du système et préconise une réelle entreprise de formation. Le projet débouchera sur la loi Gilbert, initiant des établissement dépourvus de visée coercitive, ou sur les projets de James Peacock, qui imagine des « Villes-refuges », des « Banques de la pitié » ainsi qu’une aide non discriminatoire, expériences sans lendemain. À l’inverse, Henry Fielding (le père de Tom Jones) exige un assainissement financier, et un durcissement punitif qui finira par survenir. Le peintre Hogarth s’engage à sa manière, à travers ses gravures, mais aussi comme administrateur dans un hospice pour enfants abandonnés. Une loi de 1662 arrime les pauvres à la paroisse et les prive de toute assistance hors de la workhouse. Simultanément, les « Maisons d’Industrie » font leur apparition et investissent les grandes villes, versions renforcées du dispositif originel, ce qui conduit un avocat à constater en 1787 que la condition des indigents de ces Maisons « est pire que celle des noirs esclaves ! ».
Le grand tournant a lieu en 1834, dans un contexte d’hostilité générale à l’égard de la vieille « Loi des pauvres ». Le virage législatif entend tout à la fois répondre aux émeutes rurales des années 1830, proposer une « biopolitique » censée réduire la démographie des « classes dangereuses », en écho aux thèse malthusiennes, baisser l’impôt local tout en dessaisissant les juges de paix de leurs prérogatives et en instituant une « Commission centrale » en complète rupture avec la traditionnelle autonomie locale anglaise. Rédigée par Edwin Chadwick, la nouvelle loi fonde « le passage de la workhouse régénératrice à la workhouse punitive […] et vise soit à forcer les indigents valides à renoncer à l’assistance, soit à choisir de statut de “non méritants” en acceptant d’y entrer, quitte à accepter d’être assimilés au rebut de la société », ce qui amène Jacques Carré à identifier la « dépossession de soi » comme l’une des conséquences les plus perverses du système. L’accomplissement de tâches non qualifiées devient la règle, et les établissements accueillent une kyrielle de miséreux dont les besoins sont souvent distincts, voire contradictoires (pour les handicapés mentaux, par exemple).
Le nombre de nécessiteux hébergés passe de 156 000 en moyenne par an en 1870 à 254 000 en 1914, ce qui n’empêche pas les critiques de se multiplier, même à l’étranger, contre une institution ruineuse et inhumaine qui peine d’ailleurs à s’exporter : « Voici maintenant ce que la maison de charité offre au pauvre valide qui consent à y entrer : elle lui offre ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim, à condition qu’il sera séparé de sa famille, de ses enfants, car les âges sont isolés dans le Work-house comme dans la prison, et de plus à la condition qu’il achètera ce secours beaucoup plus cher qu’il n’a jamais payé le droit d’exister, au prix d’un travail forcé, purement mécanique et qui est un véritable supplice. Le supplice du moulin à bras ! J’ai vu dans plusieurs Work-houses des machines de ce genre, presque toutes en repos, parce qu’elles avaient mis en fuite les malheureux condamnés à les faire mouvoir, et j’ai la conviction que les plus affreuses extrémités, les dernières souffrances, sont préférables à une pareille charité. Aussi n’est-ce pas une charité que l’on a voulu instituer, mais un épouvantail de pauvres ! »1
Jacques Carré se concentre sur les protestations émises par certaines élites britanniques, résistance dont l’auteur indique qu’elle constitua « une des composantes du mouvement chartiste », structuré à partir de 1837. La grande figure de ce refus est le radical William Corbett, qui dénonce à longueur de meetings l’éclatement planifié de la cellule familiale entre les murs de la workhouse. Certains tories se lamentent de la centralisation récente, les pasteurs récriminent contre la réduction de leur influence, la littérature évoque l’horreur des conditions de vie, avec moult détails qui émeuvent les lecteurs de Dickens ou de Trollope (Jessie Phillips, 1844). Mais le manque de témoignages des reclus constitue, faute d’archives, le point aveugle du récit.
Suite au scandale d’Andover en 1845, qui dévoile l’étendue de la dénutrition et des mauvais traitements qui ont cours dans les workhouses, la presse entre à son tour dans l’arène avec, à sa tête, le prestigieux The Times. Mais – et ce n’est pas le moindre des mérites du présent ouvrage que de l’expliciter – c’est la presse satirique qui se montre la plus virulente et la plus efficace : « L’image devenait un puissant moyen de dénoncer les horreurs de la workhouse. Si l’hebdomadaire satirique Punch, fondé en 1841, mania surtout une ironie distanciée dans ses caricatures, le Pictorial Times n’hésita pas à publier des gravures réalistes illustrant l’intérieur même des établissements. » Des motifs réalistes gagnant en force et en iconicité grâce à un amalgame entre rire et émotion à visées militantes, voilà qui est fortement évocateur : peu d’ouvrages spécialisés portant sur le genre satirique ont abordé jusqu’ici cette dialectique fondamentale entremêlant rire figural et rapport au réel, dans son acception la plus sombre.
C’est la montée au front en ordre dispersé qui nuit à l’efficacité de ces réquisitoires, ainsi que le ralliement stratégique de certaines élites ouvrières à la cause des workhouses, toutes à leur intérêt de voir se maintenir « la vieille distinction entre indigents méritants et non méritants », donc la reconnaissance d’un savoir-faire et d’une identité collective bien loin de toute notion de conscience de classe telle que la théorise alors Engels. Si la loi de 1834 ne s’appliquera jamais dans toute sa sévérité, elle modifie cependant définitivement les cadres d’une institution qui tente péniblement de se réformer de l’intérieur à partir des années 1890, avec la féminisation des surveillants, la montée des soins sanitaires, la préoccupation de la petite enfance. La guerre de 14-18 correspond au déclin irrémédiable des workhouses, surtout lorsque celles-ci sont réquisitionnées pour accueillir des soldats, qui découvrent alors le caractère sordide de ces lieux clos. Mais il faudra encore trente années pour que l’institution disparaisse.
Ce panorama critique de l’institution caritative anglaise sur une durée de plus de trois siècles excède largement le seul essai d’histoire sociale et touche avec un réel bonheur le registre des mentalités, de la politique, et jusqu’à l’architecture comprise comme un outil coercitif.
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Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paris, Paulin, 1840, tome I, p. 163.