« J’ai passé ma vie à la recherche d’une porte qui s’ouvrirait de nouveau sur des yeux noirs.
Je ne le savais pas. Je l’ai appris en écrivant ce livre. Chacune de nos vies invente son secret. » (Quatrième de couverture du livre de Frédéric Boyer)
Frédéric Boyer, Yeux noirs. P.O.L, 208 p., 15 €
Il nous faudra d’emblée reconnaître que « le souvenir est une force qui fait advenir plus que réapparaître », en ceci que « la nostalgie porte ainsi sur ce qui aurait pu être, et non sur ce qui a été ». Un souvenir nous possède autant que nous le possédons. À ce jeu, aucun de nous n’est jamais perdant, paradoxalement. Il suffit de traverser le rivage, de se laisser lentement dériver.
Combien de fois rêver encore un langage inédit, non asservi aux mots qui séparent ? Un langage rendu muet, mais qui dirait et ne dirait pas, parlerait librement, préservant ainsi l’éclat, la densité poreuse, l’épiphanie de ce qui nous a, dans un temps lointain, marqué, forgé, distingué. Cela nous a offert une grâce invisible qui brûle « les grands héros d’autrefois », ces Ulysse rusés, éperdus, livrés à eux-mêmes, frappant cinq coups à la même porte. Nulle chose n’est impossible par amour.
Avec Yeux noirs, Frédéric Boyer traite une énigme – sur le mode d’une confession –, cherchant à saisir la temporalité enfuie, comme le sens enfoui d’une phrase, un jour hors du jour réapparu : « Tu vas me manquer quand tu seras plus grand. » N’écrirait-on que pour retenir l’être aimé, hors du malentendu, hors de ce qui malgré lui nous tourmente, nous élève, nous point durablement, taraudé que nous sommes par l’empreinte laissée, ses yeux posés sur nous, questionnant la nécessité même de l’amour, de sa révélation incertaine ; nous distrayant de cela précisément qui échappe, et retient ? Imaginerait-on ses strates imperceptibles, mouvantes, ce « trou noir » essentiel, ce venin mémoriel, ou la profondeur de ce qui subjugue, ou trouble ou anéantit ? Certes, « les grands écrivains nous ont appris qu’une vie ne se racontait correctement qu’en racontant ses erreurs. Saint Paul, Saint Augustin, la marquise de Sévigné, Dostoïevski, et Proust… ». Nulle contrition dans l’aveu chez Frédéric Boyer. Chaque erreur devient enseignement, partant, dénouement. Surtout ne pas regarder la nudité en face.
Alors, ceci (quoi déjà ?), un sédiment, un trésor, une amulette, un trouble soudain, un manteau bleu toujours bleu, une pensée lancinante, les caresses rêvées, l’image figée de « ses vêtements en boule sur un des petits lits du dortoir. On ne se verrait plus pendant longtemps. C’était l’été bientôt ». N’inventerait-on des récits que pour tenter de cerner cela qui hante, prolifère, essaime ? Tous ces contes, fantaisistes ou non, sortes de creusets autobiographiques, sources incandescentes, imaginaires enchevêtrements sensibles de parures, de meubles, de chambres ombrées. Le rappel de personnages insolites, de rencontres érotiques, à cet enfant vieillissant traversé de solitudes, adulte attiré par ces lieux de perdition, de déroutes, de voyages également, tous propices aux fantasmes liés à l’incarnation retrouvée.
Y-a-t-il place en nous, dans la grammaire fictionnelle, ou personnelle, qui est la nôtre, fût-ce à notre insu, pour un alphabet tiers ? Ou n’est–ce que dans cet écart incertain, là où l’imagination est une force objective, que se noue ce mystère qui engage à changer de vie ? Ne rien comprendre à ce que l’on fait, et pourtant le faire. Telle est l’exigence rigoureuse, exclusive de l’enfant, et de son double, Lac, « petit frère invisible » ; telle est l’innocence orgueilleuse de l’enfance, écartée du monde du langage, un enfant parti à la recherche d’une vérité impérieuse que tout dissimule et révèle à la fois. « Grandir, l’effet est sauvage. Un corps disparaît. Un autre plus embarrassant réclame son dû. » Et cependant il est vrai que « l’amour parfois nous atteint et nous saisit d’être inatteignable ».