Celle que l’on présente comme « la grande dame de la littérature polonaise » d’avant-guerre, Zofia Nałkowska (1884-1954), nous est pratiquement inconnue en France. Auteure d’un Journal fameux et d’une vingtaine de livres, nous savons qu’elle fut l’amie de Bruno Schulz dont elle fit publier Les boutiques de cannelle en 1933. Les hasards de l’édition nous permettent de découvrir enfin en français deux de ses dernières œuvres : Les impatients ont paru en 1938 et Médaillons en 1946. Deux beaux livres au style implacable et distant, séparés par une guerre vécue à Varsovie, deux méditations sur la mort à venir ou advenue. Et sur la tyrannie de la mémoire.
Zofia Nałkowska, Les impatients. Trad. du polonais par Frédérique Laurent. Circé, 346 p., 23,50 €.
Médaillons. Trad. du polonais par Agnieszka Grudzinska, Institut d’études slaves, 126 p., 16 €.
Pour Bruno Schulz, Les impatients est le chef-d’œuvre de Zofia Nałkowska, elle y atteint « une perfection quasi définitive »1. Le roman suit le destin d’un couple, Jakub et Teodora, inséré dans une grande famille, destin dont on apprend dès la troisième page qu’il fut « si tragique ». Une famille où le souvenir du suicide de Fabian, le grand-père, rôde dans tous les esprits. Passent des oncles, des tantes, cousins et cousines, d’autres grands-pères et grand-mères, au point que le lecteur se perd dans les branches des arbres généalogiques. Mais est-il vraiment nécessaire de se rappeler qui est Marta ou Celina ? Nous sommes certainement dans la Pologne des années trente. Les noms des personnages et des lieux l’attestent. Rien de plus et c’est sans importance. Nous ne lisons pas une saga familiale, peuplée de types significatifs d’une époque, plus ou moins pittoresques, retraçant des intrigues réalistes. Au contraire. Nous découvrons un système familial qui semble fonctionner hors sol, comme une mécanique cruelle, où chacun habite l’imaginaire des autres à travers un souvenir, une obsession, un drame caché. « Le cours du temps pèse sur nous comme une lourde superstition », constate l’auteur.
Le couple vit séparé. Teodora séjourne le plus souvent à la campagne chez une tante, dans une sorte de manoir où l’on élève des carpes. Loin de tout, elle apprécie le calme de la vie, « l’herbe des digues » et les « premiers boutons d’or ». Elle est sensible au charme d’un ouvrier agricole. Elle donne un coup de main aux éleveurs et oublie son mari. Lequel, resté en ville, semble surtout préoccupé par les fantômes qui peuplent son imagination. Les morts en lui, « inertes, fragiles et sans défense s’étir[ent] confortablement dans le souvenir ». Egocentré, il n’aime personne, plus même sa femme qui fut longtemps son exclusivité. Le drame survient lorsque les deux époux ont conscience qu’ils ne peuvent plus s’aimer mais qu’ils le doivent. La mort d’une vieille tante enclenche le mécanisme, car Jakub exige la présence de sa femme aux obsèques.
Teodora décide de « quitter son havre de paix » pour retrouver son époux. « Sa décision n’était pas motivée par une douce langueur ni un besoin d’amour, mais juste par la peur vive et soudaine qu’il arrive quelque chose de terrible qui soit contre nature. Qu’on lui reproche d’avoir gâché cet amour. » Et ces funérailles – magnifique chapitre 11 du roman – accélèrent la mécanique familiale qui conduira la jeune femme, après treize autres chapitres, dans la forêt fatale où elle dira à Jakub, au moment du drame : « Tu sais, c’est la première fois que tu me… montres ton attachement pour moi. Si j’avais su… »
Nałkowska, nous dit Bruno Schulz, ne fait pas dans le psychologisme. Elle s’interroge sur les perversions de la transmission familiale. Les caractères de son roman « servent surtout à orchestrer un drame impersonnel, ils représentent la distribution, selon le mode polyphonique, d’un thème traité musicalement. » La famille est le « véritable acteur du drame », non comme structure sociale, mais comme « intoxication de la mémoire par le souvenir », avec cette foule d’ancêtres qui devient une obsession. Et Schulz rejoint son aînée dans cette remarque : « Cette obsession nous révèle le mécanisme intérieur de l’hérédité, la crise psychique qu’elle détermine au fond de nous, et son spectre réfracté sur l’écran de la conscience. »
Le roman parut d’abord en feuilleton dans un grand journal de Varsovie, puis Nałkowska publia une version remaniée en volume, l’hiver 1938. L’accueil des Impatients par la critique fut défavorable, on n’aimait guère son style distant et froid. Un jeune poète, futur prix Nobel, Czesław Miłosz, le déclara d’un « ennui insondable ». Seul Bruno Schulz lui consacra un long essai, vantant encore son langage : « Une sobriété aiguë, une noble pauvreté, la tempérance et le stricte dosage des vocables ». Puis, on l’oublia.
La grande dame de la littérature polonaise vécut la guerre dans le dénuement, en tenant un petit bureau de tabac. Elle perdit l’ensemble de ses biens pendant la destruction de Varsovie en 1944 (notamment sa précieuse collection de lettres de Bruno Schulz), puis se consacra à l’établissement de la vérité sur les crimes nazis. Écrivaine renommée, ralliée au régime communiste sans pour autant adhérer au Parti (elle était plutôt proche des socialistes), elle accepta la présidence de la Commission d’enquête sur les crimes allemands pour la voïvodie de Łódź, auditionna des témoins, participa à des enquêtes, suivit des procès notamment sur la prison de Pawiak à Varsovie et sur le camp d’extermination de Chełmno. De cette expérience si forte elle a tiré un dernier livre, un petit opuscule regroupant huit récits sous le titre Médaillons. Huit histoires de mort, morts de Juifs incontestablement, même si le mot n’est pas employé.
Ce texte a marqué plusieurs générations de Polonais. Étudié dans les écoles de la Pologne populaire il remplit une fonction analogue à celle de Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais, dans les écoles françaises. Pas plus que ce film, il ne mentionne explicitement la mort des Juifs, alors que tout est dit, y compris leur abandon par les voisins. Le récit le plus fort et le plus connu, « Près de la voie ferrée », décrit le sort d’une femme – une Juive – qui a sauté d’un train pour Treblinka et qui se retrouve blessée, immobile dans la neige. Les habitants du voisinage et des policiers viennent à elle, la regarde, ne savent que faire et finissent par la tuer. « Personne ne voulut l’emmener de là avant la tombée de la nuit, personne n’alla chercher le docteur, ni ne l’accompagna à la gare d’où elle aurait pu aller à l’hôpital. Rien de tout ceci n’avait été prévu. » Tels sont ces récits, crus et sans consolation. Agnieszka Grudzinska, sa traductrice et éditrice, y voit « une écriture sauvage » de la Shoah. On ne peut s’empêcher d’y retrouver la « sobriété aiguë » dont parlait Schulz, le style d’une grande écrivaine confrontée au Mal absolu.
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Bruno Schulz, « Portrait de Zofia Nałkowska sur fond de son dernier roman », trad. du polonais par Christophe Jezewski et François Lallier in Correspondance et essais critiques. Préface et notes de Jerzy Ficowski. Denoël, p.354-368.