Un procès destiné à lever le voile sur le « Grand Blanc » s’ouvre dès la première page de ce surprenant et jubilatoire texte de Chloé Delaume, Les Sorcières de la République. Le lecteur en même temps que le « peuple de France » suit les cinq jours de ce procès où comparaît la Sybille, en 2062, au Tribunal du Grand Paris, anciennement Stade de France.
Chloé Delaume, Les sorcières de la République. Éditions du Seuil, Coll. Fiction & Cie, 355 p., 20 €
Oscillant en permanence entre dystopie et prophétie, Les sorcières de la République de Chloé Delaume happe son lecteur par son originalité, sa variété de tons et de styles, et son extraordinaire vitalité. Le roman est divisé en cinq jours et cinq nuits qui couvrent la durée du procès au cours duquel la Sybille doit répondre de ce fameux « Grand Blanc », amnésie collective qui s’étend sur trois ans en France, entre 2017 et 2020, et votée par référendum, lorsque le Parti du Cercle est arrivé au pouvoir. Il s’agit également lors de ce procès de « faire toute la lumière sur les fondations idéologiques du Parti du Cercle, ainsi que sur les raisons qui ont pu amener six déesses de l’Olympe et une Sybille âgée de deux mille neuf cent treize ans à débarquer en France sans carte de séjour. »
La machine décapante des Sorcières de la République est alors lancée. Rien n’échappe au regard impitoyable de Chloé Delaume de ce qui fait notre société et ses penchants les plus délétères : compromissions politiques permanentes, vacuité totale de la réflexion individuelle ou collective, société de consommation insupportable et irresponsable, ou encore inanité des médias. Voilà seulement quelques aspects parmi les très nombreux que développe l’auteure des Sorcières de la République. Marjoline Phitiviers, animatrice plutôt que journaliste de Canal National, qui couvre le procès, est savoureuse de bêtise. Et c’est justement là que se niche une des grandes qualités de ce roman : le lecteur rit, beaucoup, alors même que le propos est, en partie du moins, glaçant. Il s’agit bien en effet d’une dystopie. L’ancrage dans la réalité française contemporaine donne au propos toute sa force dans la mesure où le lecteur identifie parfaitement le contexte et se laisse ensuite d’autant mieux entraîner dans l’imaginaire débridé et foisonnant de Chloé Delaume.
Le Parti du Cercle dispose en effet de potentialités qui peuvent apparaître comme réjouissantes pour de nombreux lecteurs : « En associant les connaissances d’Artémis en matière de zooanthropie à leurs propositions, on l’avait mis au point après six mois d’expérimentation intensive. Désormais il était possible de transformer un membre du Front national en bichon maltais durant certaines pleines lunes. On a sorti le bouquin en septembre 2016, il nous a été très utile pour préparer le terrain de la campagne présidentielle. » Cet ancrage dans la réalité, par exemple encore le traitement qui est fait de l’effondrement du Rana Plaza en 2013, donne au texte sa puissance politique, qui se trouve décuplée par la fantaisie débridée dont fait preuve l’auteure, en imaginant ces six déesses et leur Sybille, descendue de l’Olympe en France. Et si c’est la France qui a été choisie par le pendule, ce n’est pas un hasard : « Il fallait un pays où la foi fût une blessure, la déception une habitude, la notion d’avenir une boutade. Un pays en attente d’un miracle politique, qui était prêt à croire en la magie du Dire, c’est faire. »
Louer un appartement dans la Tour Montparnasse et se mettre au travail, rien de moins difficile pour ce groupe de déesses déchaînées et déjantées. On savourera avec délectation les réunions de travail power point à l’appui, ou encore les échanges de mails entre Artémis et Jésus-Christ, à hurler de rire. Et on retiendra quand même, bien sûr, ce qui sous-tend tout le roman, et qui est l’essentiel : la volonté de se débarrasser une bonne fois pour toute de la domination masculine dont le chapitre « La pédagogie dans le grimoire » expose les racines et les mécanismes, là encore avec plein d’humour et une lucidité décapante. Chloé Delaume dévoile les origines de la spoliation des femmes avec une verve unique. Il s’agit de raconter « l’histoire des premières origines, les vraies histoires ; les nôtres. Celles que la main des hommes efface comme la buée d’un miroir, mais auxquelles [la Sybille] assiste depuis le VIIIe siècle avant le lancement par Trinité Corp de la carrière de Jésus-Christ. » Et d’instaurer, entre toutes la « sororité […], le « socle […] qui différencie les sorcières des femmes de pouvoir. »
Lire Les sorcières de la République, c’est incontestablement participer à un « rituel de décillement » radical, où se mêlent sans cesse angoisse et plaisir, prophétie et dystopie, c’est s’ancrer dans une réflexion salutaire et vivifiante servie par la langue décapante de Chloé Delaume.