Guy Goffette a commencé à publier en 1971. Quarante-cinq ans et quarante titres plus tard, il donne avec Petits riens pour jours absolus un livre dont nombre de pages ont leur place dans n’importe laquelle de ces anthologies où continuent de chanter Verlaine, Paul Fort, Francis Carco…. Aucun des soixante poèmes, surgis au gré de hasards sur près de dix ans, ne souffre d’une cheville, d’une rime attendue, d’une image forcée. Tous sont des frissons de langage.
Guy Goffette, Petits riens pour jours absolus. Gallimard, 120 p., 14 €
« Chanson de la vie qui passe »
On dit la vie passe comme une
(Choisissez vite et les yeux fermés)
hirondelle chanson rive ou route
avec cycliste aux seins étonnés
C’est à peine si l’on voit filer
la mèche déjà la femme est morte
le poisson rouge a bu toute l’eau
du bocal voici le bout du bout
(plus le temps de choisir) bon dieu qu’est-ce
qu’une chanson qu’on n’a pas chantée
une route qu’on n’a jamais prise
une vie quand on n’a rien choisi
et que la cycliste est passée
Le sourire charmeur sous son chapeau à large bord, Goffette aime citer Henri Michaux affirmant que le simple fait de s’asseoir à une table avec l’intention d’écrire suffit à gâcher le poème. De la chanson inaugurale à la prière (profane) conclusive, ce recueil montre à quel point de tels propos rejoignent son esthétique. Les sensations au départ de l’acte créateur conservent à la fin leur fugacité. Si l’on peut imaginer qu’il a fallu beaucoup de ratures avant de parvenir à tant de justesse, on ne détecte jamais la moindre trace d’effort. Les réussites obtenues sont le fruit d’un art « d’écrire dans l’air » qui s’en remet en grande partie à l’oreille. L’oreille physique, bien sûr1, qui repère le pouvoir sonore des expressions (le juron dans le poème cité) mais aussi et surtout l’oreille mentale, qui perçoit la voix de de ce que Roubaud nomme l’« auralité », et l’enrichit d’échos (dans le même poème, les contrepoints à la Max Elskamp).
Bien que maîtrisant parfaitement cet art, Goffette refuse de le théoriser ou de le figer en technique. Après beaucoup de lectures, d’hésitations et de choix, il s’est inventé une spontanéité au second degré2 où la perception parfaite des silences et des rythmes (intervalle entre les mots, coupes échappant aux lois grammaticales, enjambements amplifiés ou pas, étirement jusqu’aux limites de l’audible de l’espace entre deux rimes…) est essentielle, au point de constituer la première des caractéristiques d’une poétique qui renouvelle les vieux systèmes du vers classique et du vers libre.
Ce que je voulais toujours avec toi, c’est partir
et que la terre recommence
sous un autre jour, avec une herbe encore nubile
un soleil qui n’appuie pas trop
sur le cœur et puis du bleu tout autour comme
un chagrin qui se serait lavé
les yeux dans un reste d’enfance, et que le temps
s’arrête comme quand tout
allait de soi, tout, quand partir n’était
qu’une autre façon de rester
comme l’eau dans la rivière, les mots dans le poème
et moi, toujours en partance
entre l’encre et les étoiles, à rebrousser sans fin
le chemin des larmes.
On ne lit pas Goffette pour apprendre quelque chose sur l’état de la société, la trahison du langage3, la façon dont le négatif travaille le monde. L’auteur préfère saisir au vol ces riens qui nous traversent et ont tendance à se transformer en tout. La vision de corps étendus sur une plage, un mouvement dans un feuillage, les œufs d’une fête de village, la nostalgie de n’avoir pu étreindre toutes les femmes… font, parfois, venir des murmures sur ses lèvres. Une fois notés, s’ils se révèlent riches en potentialités, ce qui est rare, ils deviennent une ouverture ou, à l’inverse, la pièce qui manquait à un ancien puzzle. Là interviennent les deux autres caractéristiques de son écriture. D’abord, la capacité à prolonger l’élan initial sans rupture de ton, en contradiction avec la brièveté des « n’importe quoi » qui, par définition, n’ont ni durée ni importance. Ensuite, la capacité de faire résonner les vers, non dans une transcendance, mais dans une histoire de la poésie qui, aux noms cités plus haut, ajoute ceux d’Apollinaire, Borges, Max Jacob, Robert Frost, Georges Perros, Hubert Juin, Jean-Claude Pirotte, Paul de Roux, Jacques Réda…
Si ces trois traits sont facilement repérables dans les faux sonnets (treize vers), les poèmes en distiques ou en versets qui se sont imposés depuis le début des années 2000, il y a dans Petits riens pour jours absolus deux séries – dont la seconde porte le titre du recueil – qui les contredisent. La première renvoie au Bestiaire d’Apollinaire ; la seconde, sans lien véritable avec le haïku, est une autre manière d’être du langage, qui se suffit d’une formulation courte et définitive.
L’horloge entre tes seins
marque l’heure qu’il fera bon
toucher avec la bouche
quand l’horloge aura disparu
Cette autre manière ne se contente pas d’être une forme de plus. C’est très certainement elle qui est à l’origine de la publication, car elle offre des solutions neuves au problème de la composition de l’ensemble. Elle permet de réintroduire les scènes qui ont fait la force de Solo d’ombres (1983) et d’Éloge pour une cuisine de province (1988) ; elle apporte des touches d’érotisme et un sourire qui équilibrent les notes de tristesse et d’insatisfaction.
Mon amour
assigne-moi à résidence
dans la fraîcheur du linge
que tu portes
-
Il faut avoir vu Goffette, intrigué par une discussion dans une langue étrangère, se mettant à improviser sa tonalité et sa scansion jusqu’à ce que des têtes étonnées se tournent, pour comprendre dans quoi s’enracine son aptitude à se mettre au diapason des auteurs qu’il aime.
-
Tour à tour enseignant (dans un village de Belgique), libraire, éditeur-typographe (comme Guy Lévis Mano), conseiller littéraire, préfacier (des œuvres complètes de cet orfèvre que fut Lucien Becker), essayiste (on lui doit l’album de la Pléiade consacré à Claudel), lecteur chez Gallimard, Guy Goffette a toujours minoré son savoir pour revendiquer ce qui, au terme d’un long apprentissage, a fini par lui apparaître comme instinctif.
-
Ce ne fut pas le cas à l’origine.