Un voyage vers des terres lointaines peut-il ramener des êtres à une vie heureuse ? les réparer, pour reprendre la métaphore de Tchekhov ? Il semble que Sybille, héroïne de Continuer, le nouveau roman de Laurent Mauvignier, le croie. Samuel, son fils, est ce compagnon qu’il faut sauver. Les vastes espaces du Kirghizistan qu’ils traverseront à cheval peuvent être le lieu d’une réconciliation.
Laurent Mauvignier, Continuer. Minuit, 240 p., 17 €
Continuer est un roman de Laurent Mauvignier. Autrement dit, un livre qui fait le lien entre la maison et le monde. La maison, c’est l’appartement de Bordeaux où Samuel et Sybille habitent depuis qu’elle a divorcé d’avec Benoît et quitté Paris. Elle travaille dans un hôpital, passe ses soirées à se morfondre devant un écran de télévision, en fumant cigarette sur cigarette, en se laissant faner. Samuel, lycéen mal dans son corps, ne sait plus trop où il en est. Une soirée entre copains, à Lacanau, tourne mal. Il se trouve impliqué dans une histoire sordide, autour de Viosna, une fille dont il est amoureux. L’affaire mêle deux autres garçons et lui. On assiste à cela, sans trop comprendre, comme si la scène était filmée à contre-jour ou dans une pénombre qui empêche de savoir qui fait quoi. Au terme d’une nuit à l’attendre, angoissée, Sybille va chercher son fils au commissariat. Ces moments-là, on les connaît : le malaise qu’ils traduisent est celui qu’on ressentait en lisant Ceux d’à côté, troisième roman de Mauvignier. C’est « ça », ce pronom démonstratif qui désigne sans rien nommer, qui suscite le malaise ici, comme il l’a fait naître autrefois entre Benoît et Sybille, précipitant leur divorce.
Sybille décide bientôt de rompre avec sa vie, avec leur vie. Le monde est là, vaste et surprenant, qui élargit les perspectives. Elle vend la maison de son père, en Bourgogne, prend une disponibilité, et emmène son fils loin. Le champ de vision s’élargit soudain, comme si un écran panoramique remplaçait le cadre serré ou étroit d’un appartement rue du Soleil, la mal nommée. Les lecteurs d’Autour du monde reconnaîtront ce goût de l’ailleurs qu’on lisait dans le roman, en particulier dans les épisodes se déroulant en Tanzanie ou en Thaïlande. Et Samuel n’est pas sans rappeler Vince, le jeune homme étrange de l’épisode américain, qui traversait le sud du pays pour retrouver son frère.
Continuer commence par une scène d’action : des voleurs attaquent Samuel et Sybille ; Djamila et Bektash, un couple qui circule dans le coin, les sauvent et les hébergent. Plus tard, ce sera la traversée d’un marais, épreuve terrible au cours de laquelle les chevaux s’embourbent, manquent de disparaître dans la terre gorgée d’eau qui les aspire. Vers la fin du roman, l’un des chevaux mourra, et l’un des voyageurs sera près de disparaître. Arrêtons là, sans préciser : Continuer est aussi un roman d’aventures, un roman dans lequel les verbes d’action sont nombreux, décrivant les obstacles, les périls, les menaces, et les réponses que leur donnent Sybille et Samuel. On sent chez Mauvignier un plaisir à raconter, sans doute proche de celui qu’il a un jour trouvé à lire Jules Verne, Jack London ou Joseph Conrad. Et ce plaisir est communicatif.
Mais on se doute que là n’est pas l’essentiel. Les obstacles, les épreuves, les périls se situent d’abord dans le passé, et dans les liens qui entravent les personnages, qui les écrasent et les étouffent. Cela, seule l’écriture du romancier peut en révéler la complexité. Une écriture qui rend le point de vue de chacun des protagonistes, par le discours indirect, l’usage du monologue intérieur et d’une langue qui restitue au plus près le tourment, la brutalité ou la violence. La répétition joue à tous les niveaux, celui de la phrase bien sûr, mais aussi pour ce qui se joue pour Sibylle ou Samuel. Une répétition qui a commencé par un abandon, de la part du couple que formaient, bien maladroitement, elle et Benoît, et dont elle prend conscience après la nuit au commissariat : « Même si elle n’a pas voulu voir, elle sait que ce soir il vient de se passer quelque chose : on ne peut plus laisser Samuel. Maintenant, il faut qu’ils comprennent ensemble ce qui s’est passé. Comment depuis des mois il s’est détruit, comment ils l’ont détruit à force d’indifférence, ou d’aveuglement, car ils ont été aveugles à tout ce qui n’était pas leur guerre, à tout ce qui n’était pas eux, et chacun a été responsable de ce qui arrive ce matin. »
Le roman répond à ce « comment », par un mouvement de spirale qui nous amène peu à peu à la vraie Sybille, celle qui était belle, heureuse, promise au meilleur. C’était avant 1995, avant que disparaisse Gaël, son véritable amour. Avant, lorsqu’elle se destinait à la profession de chirurgienne, écrivait un roman accepté par tous les éditeurs, et que l’horizon était ouvert. Ces moments de grâce ou de bonheur sont rapportés dans une forme d’allégresse, dans l’élan qui les caractérise, au futur simple : « L’avenir, on n’en parle pas, on le connaît. On aura des enfants, on quittera Paris pour vivre soit à l’étranger, soit dans une ville de taille moyenne ou grande, Bordeaux ou Nantes, pourvu qu’elle soit proche de la mer ou de la montagne. » Un futur rempli de certitudes, pour mieux signifier, par antithèse, la brisure, les blessures et les humiliations. Sybille a épousé Benoît, elle a mis au monde Samuel, dont le prénom est un hommage à un écrivain publié sous couverture encadrée de bleu. Mais ce prénom n’était pas celui que souhaitait Benoît, qui ne voulait pas grand-chose et méprisait sa compagne autant qu’il la désirait. Le ressentiment qui anime l’ex-époux est l’un des moteurs de ce récit ; il joue sans cesse la complicité avec son fils pour blesser Sybille, et ce jeu des familles, si pervers, n’est pas loin de détruire Samuel qui ne sait jamais où il en est.
Le voyage au Kirghizistan l’aide au moins à se repérer dans l’espace, à se fondre avec la nature. La phrase, parfois très ample, sonore, comme cette longue séquence qui couvre les pages 92 et 93, dit cette fusion, cet élan du jeune homme. L’espace s’ouvre à sa mère et à lui : « Et c’est comme s’ils voyaient le ciel étoilé pour la première fois, tant il semble vaste, large, profond, réellement infini. » S’occuper des chevaux rapproche Samuel des humains, et de sa mère en particulier. Il la reconnaît peu à peu : « il la regarde avec l’envie de lui sourire – et peut-être même que depuis tout à l’heure il lui sourit vraiment, comme un fils peut sourire à sa mère, avec pudeur et amour, avec une forme de tendresse et de complicité qui se passe de mots parce qu’elle les contient tous dans le secret d’un sentiment qui les dépasse« .
Des secrets, le roman en contient beaucoup, parce qu’il y est question de transmission, de ce que l’on fait sentir sans le dire, ou que l’on garde par-devers soi dans un cahier noir ou dans ses rêves ou ses cauchemars les plus sombres. Continuer, c’est à la fois rétablir le lien avec l’enfant, avec le monde et avec soi. Dans un très beau paragraphe final, Samuel murmure à sa mère son envie de continuer le voyage avec elle. Le monde semble enfin leur donner une place.