Dans ce court texte littéraire marqué au coin de la polémique, Joachim Zelter – que nous connaissions notamment en France par son roman L’assujetti traduit en 2014 et publié chez Grasset aussi– tisse avec brio une intrigue où la confrontation de deux hommes permet de révéler les ressorts et les enjeux de l’écriture.
Joachim Zelter, Monsieur l’écrivain : Nouvelle sur la Littérature. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset 128 p., 13 €
L’un des protagonistes, le narrateur, est un écrivain reconnu ; l’autre, Selim, un immigré qui veut à tout prix le devenir, mais qui maîtrise mal l’allemand et a donc besoin du premier pour l’aider à accomplir le destin qu’il s’est choisi, apparemment contre toute raison. Son obstination entraîne peu à peu l’écrivain dans une complicité mi-forcée, mi-consentie. Car celui-ci, après avoir dans un premier temps repoussé la demande saugrenue de Selim de corriger quelques pages, finit par capituler, au point de se faire peu à peu phagocyter par l’étrange personnage qui le poursuit à chaque pas de sa vie quotidienne. Le narrateur raconte les faits à la première personne, et parle de celui dont il devient une sorte de victime à la troisième personne. Mais Selim de son côté emploie également le « il » pour parler de lui-même. S’ensuit un jeu de miroirs et de renvoi d’images qui accompagne les interrogations sur l’œuvre et son auteur.
Et tout d’abord celle-ci : est-on écrivain parce qu’on écrit, ou bien écrit-on parce qu’on a décidé d’être écrivain ? La question, sorte de transposition du vieux débat philosophique pour savoir qui détient la préséance de l’essence ou de l’existence, mérite sans doute réflexion … « Selim Hacopian a écrit un livre » : cette affirmation surprenante adressée à quantité d’acteurs du monde de l’édition, suffit-elle à faire de Selim un auteur, avant même que le livre ait été écrit ?
Si le narrateur finit par se laisser prendre au harcèlement sans limite de l’aspirant-auteur, c’est aussi parce que sa propre faculté créatrice connaît quelques ratés. Ses ventes sont en baisse, il tarde à envoyer à son éditeur les premières pages d’un roman que celui-ci attend : « un ajournement qui n’était pas seulement dû à Selim Hacopian et à son sac à dos, mais aussi à moi-même, à mon propre désarroi, à ma propre indécision ». L’irruption de Selim dans la vie du narrateur coïncide bel et bien avec une crise, un doute, une panne dans sa vie d’écrivain. L’importun n’est-il finalement qu’un mauvais génie qui le parasite et le vide de l’intérieur, ou bien figure-t-il aussi son « alter ego » ? Si Selim profite de « Monsieur l’Ecreuvain », comme il l’appelle en écorchant la langue, ce dernier saura-t-il à son tour profiter de Selim ?
Dans un premier temps, et sans trop révéler la suite de l’intrigue, c’est Selim qui gagne. Et la seconde interrogation est donc la suivante : qu’est-ce qui fait qu’un auteur confirmé, qui a toujours écrit ses œuvres avec une précision chirurgicale (« opérations par cœlioscopie, opérations à cœur ouvert – chaque mot, le seul possible, le seul vrai, le seul juste. Revu, limé, poli, raccourci et rédigé au fil d’infinies révisions »), cède le pas au premier venu, incapable de coucher sur le papier la moindre phrase un tant soit peu correcte ?
Ce qui est a priori impensable devient possible, si l’on veut bien admettre la thèse de Zelter selon laquelle l’œuvre a aujourd’hui perdu tout intérêt au bénéfice de son auteur : ce qui compte ne serait donc plus au premier chef le livre, l’objet sorti des presses de la maison d’édition, mais son auteur, sa vie, sa biographie. La satire se fait implacable : « Un auteur, aujourd’hui, ne vit plus de sa langue, ou d’une passion, ou d’une idée, mais d’un curriculum vitae. Et de rien d’autre. Ce qui a été écrit n’est plus qu’un épiphénomène, un accessoire ». À une époque où les médias contribuent à faire ou défaire les gloires en quelques minutes d’émission, l’auteur n’aurait donc plus qu’à se mettre en scène, raconter quelques anecdotes, faire preuve d’humour, de répartie. Car une fois son nom connu, on lui demande son avis sur tout, « que ce soit à propos du football, des dauphins ou de la politique ». Et ses approximations grammaticales ou lexicales ne font que lui conférer un charme supplémentaire …
L’important, c’est d’avoir à offrir une vie intéressante, originale, sortant de l’ordinaire : comment mettre en balance en effet « un curriculum vitae mince, incolore, blafard […], translucide comme une vitre de train » (celui d’un universitaire lambda), et la vie d’un homme qui a vu des chameaux grignoter les ailes d’un avion ? Appâté par quelques pages revues et corrigées (mais pas trop) par le narrateur-auteur patenté, l’éditeur en réclame davantage … et voilà Selim promu rapidement au rang de vedette, tandis que son livre devient un best-seller !
Les enjeux de la fable qui manque parfois de virer au cauchemar sont finalement simples : Joachim Zelter fait avec autant de mordant que d’esprit la peinture d’un monde où s’inverse le rapport entre l’œuvre et l’auteur, d’un monde qui rejette notamment les leçons du structuralisme qui avait fini par imposer l’habitude de privilégier le texte littéraire aux dépens de celui qui l’a écrit. Aujourd’hui, l’auteur ressuscité prendrait donc toute la place devant son récit qui ne lui servirait plus guère que de faire-valoir … Avec une virtuosité indéniable, Zelter se livre dans cette œuvre courte à une véritable charge qui prête à la réflexion autant qu’elle cherche à provoquer.
Le « roman », bien servi par sa traduction française, se lit avec plaisir, et pourrait sans doute susciter un débat sur la production littéraire. On ne peut que s’interroger sur la présence d’une postface intitulée « Mort de l’auteur », qui ne fait que retranscrire en termes trop explicites ce que le texte avait si bien dit dans un langage littéraire qui prouve, et avec beaucoup de force, que décidément, la création n’est pas morte !