Je est un lion

Une expression revient deux fois dans Histoire du lion Personne : « de mémoire d’homme ». Bien que située au détours d’une phrase, elle sonne comme une mise au point importante. Comme si le narrateur, si averti et si documenté, devait préciser une chose supplémentaire – que le reste de son récit, consacré à la vie d’un lion né au Sénégal en 1786 et mort en France en 1796, n’est pas uniquement constitué de mémoire humaine, mais aussi d’une mémoire autre, animale et sauvage. Une mémoire silencieuse qui disparaît sans laisser de traces, privée de ce langage capable, dans le monde des hommes, de relater ce qui leur est arrivé. Le roman de Stéphane Audeguy n’observe pas les humains « au nom de » l’animal, à la manière de Je suis un chat de Natsume Sôseki, ni ne livre de messages détournés à la manière des Fables de La Fontaine. Il fait un pas de côté, écrivant avec le plus de rigueur possible, comme il aurait écrit l’histoire d’un homme, celle d’un individu en son temps. Il le place ainsi au centre de l’histoire.


Stéphane Audeguy, Histoire du lion Personne. Seuil, 216 p., 17 €


Les vies d’animaux sont en effet silencieuses, puisque peu d’écrits attestent de leur existence, peu de documents nous renseignent sur leur passé, peu de monuments rappellent leur souvenir. Pourquoi leur faire de la place ? Selon la biologie, ils n’appartiennent pas à la communauté des hommes ; les écrivains se heurtent à la difficulté, voire à l’impossibilité de raconter l’histoire d’un animal, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Le personnage central du roman de Stéphane Audeguy a été seulement un peu mieux loti que ses congénères : un page de la cour de Louis XVI se souvient, lorsqu’il évoque la ménagerie royale dans ses Mémoires, de « ce beau lion amené des forêts du Sénégal avec un chien, compagnon de son enfance, consolateur de son exil, qui est mort au Jardin des Plantes, à Paris ».

Le récit ne mentionne pas ce discret témoin de l’histoire fascinante du troisième lion introduit en France, ou « premier lion véritablement français du Sénégal », que Stéphane Audeguy réinvente avec une élégance et une vivacité qui ne sont pas sans rappeler une « manière » classique. Il ne rend jamais compte de ce qui a précédé ni suivi le passage sur terre du lion. Il s’en tient à une chronique de ses dix ans de vie et qui se rêve « objective », de la savane au comptoir de Saint-Louis-du-Sénégal, jusqu’au Havre, Versailles et Paris. D’autres hommes à l’existence avérée apparaissent bien, comme le directeur de la Compagnie royale du Sénégal Jean-Gabriel Pelletan ou le zoologue Etienne Geoffroy de Saint Hilaire, mais jamais en tant que témoins qui rapporteraient ce qu’ils savent de cette aventure. Ils figurent, à égalité avec le jeune chien qui accompagne le lion, avec le même degré de réalité que d’autres personnages totalement fictifs, parmi les nombreux acteurs intervenus au cours de cette vie – « rien qu’une vie, mais tout entière ».

audeguy lion personne

Illustration pour l’Histoire naturelle de Buffon

Des hommes s’occupent de lui, se demandent qu’en faire, investissent du temps et de l’argent pour lui, le nourrissent, le déplacent. La démarche réjouissante et le décalage tout à fait réussi de ce roman placent parmi les acteurs de l’histoire cet individu dont le trait fondamental est « l’inadaptation » au monde des hommes. Soudain, il figure parmi ceux dont il faut raconter l’histoire ; cela n’était possible que d’un point de vue intégrant la mémoire des animaux à celle des hommes et par un élargissement de l’histoire à ses marges. Un agréable trouble naît de cette rencontre, lorsque le narrateur note que « Personne oubliait son rêve, jusqu’à la prochaine fois, comme nous les oublions », ou encore que « Si les lions parlaient, nous ne pourrions pas les comprendre. Ou du moins pas davantage que nous ne comprenons les hommes. »

Stéphane Audeguy traitait déjà du XVIIIe siècle pré-révolutionnaire dans Fils unique (Gallimard, 2007) et de l’Afrique coloniale dans Nous autres (Gallimard, 2009). Dans In Memoriam (Le Promeneur, 2009), il composait de courtes nécrologies avec la même force du trait vif, la même mélancolie teintée de tendresse. Texte au genre variable, à la fois fable animalière, pastiche de conte philosophique et roman d’initiation, Histoire du lion personne est d’abord, à l’instar d’une nécrologie, un récit de vie. Non pas la vie générale de l’animal nommé lion, telle que Buffon l’a décrite dans son Histoire naturelle, mais la vie particulière de ce lion-là ; non pas une vie telle qu’elle s’est déroulée, puisqu’on en sait à peu près rien, mais telle qu’elle peut être racontée et devenir un texte à lire, une « légende ». Ce lion n’a pas forcément reçu de nom en son temps : le garçon qui le découvre lui en donne un, comme par devoir, « tant il est vrai que les êtres sans nom glissent aisément dans l’oubli ». Ce sera « Kena », « Personne » en wolof. D’un côté, le nom que prend Ulysse pour vaincre le Cyclope, le faux nom du héros voyageur, celui de la fiction elle-même. De l’autre, traduit en langue coloniale et en langue colonisée, le nom qui fait qu’on est quelqu’un.

Le geste de nommer l’animal est des plus beaux car Personne acquiert par là des émotions, des souvenirs, des rêves qui demeurent dans l’ombre des hommes et dans la zone grise du langage sans parole, mais dont le roman certifie qu’ils ont néanmoins été. Calme et mélancolique, le lion rencontre des humains et d’autres animaux avec joies et peines, sans pouvoir les mettre en forme ; il est martyrisé sans pouvoir se révolter, il aime sans pouvoir le dire. Il lui manque la parole pour être témoin de sa propre vie et des mots pour transmettre des souvenirs du monde dans lequel il a vécu. C’est comme une déchirure, car il aurait tant à dire.

Audeguy lion personne roman

Stéphane Audeguy © Hermance Triay

Car Stéphane Audeguy, compilateur de savoirs, n’a pas choisi de raconter la vie de n’importe quel lion. Si Personne a pu être capturé, emprisonné et déporté ainsi, c’est qu’il a été, à la manière de certains hommes, « de son temps ». Évoluant dans l’espace historique de la colonisation et de la traite négrière, de la cour royale et de la Révolution française, il est le contemporain d’événements politiques majeurs, éclairés d’une lumière nouvelle parce que vus à travers la vie de personnages périphériques, un lion à leur tête. Grâce à cette inversion des rôles, où Louis XVI joue un rôle moindre qu’un obscur adjoint de Buffon, les bouleversements climatiques de 1788 se révèlent plus importants que les troubles parisiens rapidement évacués (« Pendant l’été 1789, des humains s’agitèrent »), l’expansion coloniale apparaissant quant à elle au cœur de la politique royale et la question du statut des animaux plus centrale pour les révolutionnaires qu’on ne l’aurait pensé.

Cette déviation du roman va de pair avec la sublimation d’êtres vulnérables, étrangement semblables à ce lion. Histoire du lion Personne tremble d’émotion et s’amplifie à l’apparition de ces hommes assignés à la périphérie de l’histoire, qui traversent le récit comme des ombres furtives. Des exilés, tels ce réformé réfugié en Afrique, des déportés comme ces esclaves vendus sur le marché, des sacrifiés comme ce garçon qui meurt de variole. Leur propre inadaptation à leur temps ou au monde des hommes n’était pas inéluctable. Ils sont tous représentés sur ce monument pour Personne.

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