Dans la tête de Mrs. Sweet

Jamaica Kincaid est une styliste. Sa prose est remarquable et ses traducteurs le sont tout autant. Voyons voir, son dernier roman, paru plus de dix ans après le précédent, est de ces textes qui interpellent et qui laissent une empreinte. Pourquoi ? Parce que Jamaica Kincaid est une styliste, tout simplement.


Jamaica Kincaid, Voyons voir. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. L’Olivier, 202 p., 21 €


Après un long silence, Jamaica Kincaid revient avec un roman qui pourrait être une autobiographie romancée, ou pas, car l’auteure a souvent mis en garde contre cette interprétation quelque peu terre à terre de ses textes. Ainsi, il ne faut pas accorder trop d’importance au fait que Mrs. Sweet, protagoniste de ce roman, puisse voir de sa fenêtre « les eaux rugissantes de la rivière Paran », qu’elle soit arrivée à New York en venant d’Antigua et qu’elle ait vécu « cinquante-deux années de vie intérieure », même si l’on sait que ces détails biographiques correspondent point pour point à des éléments factuels de la vie de Kincaid. C’est le propre de l’autofiction et, quoi qu’il en soit, ce n’est pas là que réside l’intérêt de ce texte.

Contrairement à Autobiographie de ma mère, écrit à la première personne, Voyons voir prend la voix d’un narrateur omniscient qui raconte la vie de Mrs. Sweet et de sa famille : M. Sweet, son mari, compositeur issu d’une famille fortunée qui, contre l’avis de son père, épousa autrefois Mrs. Sweet peu après qu’elle eut débarqué d’un bateau qui « transportait essentiellement des bananes », Heracles, leur fils, et la belle Persephone, leur fille aînée. Mrs. Sweet aime M. Sweet, elle aime sa fille Persephone et elle aime plus que tout son fils Heracles. M. Sweet, lui, hait sa femme. Il ne l’a jamais aimée, mais au début, ne sachant pas ce qu’était l’amour, il ne pouvait s’en rendre compte. Persephone hait également sa mère, et voudrait bien la tuer, mais elle ne sait trop comment s’y prendre. Quant à Heracles, il aime Mrs. Sweet d’un amour distancié, car il a pitié d’elle et la trouve ridicule.

Dans un style qui, quoique ponctué, n’est pas sans rappeler la liberté structurelle du monologue de Molly, Jamaica Kincaid relate les pensées de Mrs. et M. Sweet, passant des unes aux autres dans un mouvement fluide et incessant. Les phrases rebondissent, s’étalent, ralentissent, reprennent leur élan, se calment et se posent avant de se lancer dans d’autres directions, n’hésitant pas à baguenauder d’anacoluthe en métaphore au gré d’un souvenir ou d’une pensée subite qui semble interrompre leur cours l’espace d’un instant, mais ceci n’est qu’une impression, une respiration qui n’est là que pour leur donner l’occasion de renaître et d’explorer de nouveaux territoires. Cette prose hypnotique – on pense à l’excellent Rouge ou mort, de David Peace, ou encore au travail de Gertrude Stein, même si l’approche est moins radicale – s’enroule autour du lecteur comme les plantes grimpantes que Mrs. Sweet cultive amoureusement dans son jardin. Jamaica Kincaid juxtapose des mots dont la proximité semblerait chez un autre incongrue, mais elle le fait de telle façon qu’un sens apparaît, mystérieux dans sa genèse, et nous, lecteurs, par le simple truchement de ces constructions étranges, voyons naître une idée, un sentiment, une sensation fugace. Et qu’est-ce donc que la littérature, sinon cela ?

L’extrait suivant, certes un peu long, mais cette longueur est nécessaire pour rendre justice au style de Jamaica Kincaid – et à la manière dont ses deux traducteurs, Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, l’ont remarquablement rendu –, l’extrait suivant, donc, met en scène M. Sweet.

« Ce qu’elle pouvait être pénible cette femme qui était son épouse, à ce moment-là, après que le jeune Heracles était venu au monde : sa poitrine était faite de deux poches remplies de lait, et leur contenu était consommé par cette personne nouvelle venue, le jeune Heracles ; son torse était semblable à un très vieil arbre – un érable argenté – dont les troncs curieusement jumeaux étaient tout ce qui subsistait après qu’une violente tempête avait ouvert une large traînée au flanc d’une colline, en travers d’un vallon, d’une prairie, et autres ; ses grands pieds grassouillets ne tenaient que dans ses Birkenstock ; sa tête, cette seule idée ramenait la pensée de M. Sweet sur sa voix, car elle résidait quelque part à l’intérieur de sa tête – et du coup, M. Sweet passait soigneusement en revue le grand nombre d’opéras, ou de pièces, qu’il connaissait par cœur, ou ses propres souvenirs – en tout cas, il détestait le son de cette voix telle qu’il l’entendait, s’adressant à lui ou lisant une histoire pour endormir les enfants, et il détestait le son de cette voix parce que Mrs. Sweet était incapable de chanter juste les chansons qu’elle aimait, en particulier This Old Heart of Mine, et il détestait le son de sa voix pour des raisons qui n’étaient pas raisonnables du tout, le son d’un tendre morceau de vache cuit avec délicatesse emprisonné entre les mandibules de Mrs. Sweet – elle était en train de manger un steak, c’était le bruit de sa mastication. […]

Mais autrefois il aimait tant sa compagnie, car il avait la stature d’un prince de l’époque Tudor, et pouvait considérer le reste du monde comme s’il n’existait qu’afin de satisfaire ses intérêts ou d’être vulnérable à ses intérêts, et tous ses intérêts n’étaient qu’à lui, oui, oui, dans la vie de l’esprit il l’aimait autrefois et s’amusait de cette façon qu’elle avait de porter des fruits ou des légumes comme s’il s’agissait de vrais vêtements, et de traverser au beau milieu de la circulation, certaine que tous les véhicules s’arrêteraient avant de réduire en bouillie, mortes, en un gâchis vite oublié, ses belles formes humaines »

Difficile de trouver un point de sortie quand on cite un extrait de Voyons voir, et d’ailleurs, la phrase qui clôt celui-ci se déploie encore pendant presque une page. Elle est représentative de la prose de Kincaid, et plus particulièrement de Voyons voir, car on y trouve un thème récurrent dans le livre : la mise en vis-à-vis du passé et du présent. En effet, tant Mrs. Sweet que son mari sont plongés dans un questionnement permanent sur l’Avant et le Maintenant, et ce thème est d’ailleurs explicite dans le titre anglais de l’ouvrage : See Now Then, dont le syntagme « voyons voir » ne rend qu’en partie le sens. Cette obsession pour le temps qui passe, pour le problème ontologique que ce concept pose à quiconque se penche sur la question, est un caractère essentiel de la pensée de Mrs. Sweet. Le présent n’étant qu’un passé à venir, comment le distinguer du passé ? Et la personne pour qui ce passé était un présent est-elle la même que celle pour qui cet ancien présent est devenu le passé ? Mrs. Sweet ne tranche pas. Au lieu de cela, elle compare, faisant appel à sa mémoire, elle discourt sur ce qu’elle ressentait alors et sur ce qu’elle ressent maintenant, et bien sûr, elle doute, car le souvenir qui lui vient est peut-être teinté par le Maintenant… comment savoir ?

Ce titre, donc, est essentiel, en ce qu’il nous fournit une clé de lecture. Comme il a pu m’arriver de le dire, le choix des titres est rarement le fait des traducteurs, c’est une prérogative que les éditeurs se réservent. Cela étant, si dans le cas qui nous occupe, la concision de See Now Then et de la somme des sens qu’il véhicule est difficile à restituer en français, l’expression « voyons voir » rend bien compte de la voix narrative de Mrs. Sweet, de l’air bonhomme qui ne la quitte jamais, quelles que soient les questions qu’elle se pose ou les malheurs qui lui tombent dessus. Et c’est bien cette symbiose entre une pensée profonde, fine, structurée, et une faconde populaire pleine d’originalité qui rend Mrs. Sweet si attachante et fait d’elle un véritable personnage romanesque. Au temps pour l’autofiction !


À la une : © Annie Leibovitz

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