Walt Whitman : messages en prose à l’Amérique et au monde

Manuel d’Amérique publié aux éditions José Corti rassemble une série de textes en prose que Walt Whitman (1819-1892) a écrit au cours de sa vie  en parallèle à son œuvre poétique. Il se compose de deux sections : la plus courte est le texte « Manuel d’Amérique » long d’une trentaine de pages que Whitman n’a jamais publié de son vivant, la seconde est un pot-pourri d’une trentaine de textes de longueurs inégales (articles, notes, préfaces aux éditions de Feuilles d’herbe), contenant le célèbre « Perspectives Démocratiques », deux lettres, une conférence donnée pour l’anniversaire de la mort de Lincoln etc.


Walt Whitman, Manuel d’Amérique. Trad. de l’anglais ( Etats-Unis) par Éric Athenot. José Corti, 239 p., 23 €


La lecture de l’ouvrage est à la fois malcommode et intéressante. Malcommode, d’abord, parce que l’édition ne se charge pas de faciliter le repérage du lecteur musardier (sûrement celui qui devrait être attiré par ce livre car l’ardeur indisciplinée de la prose du « barde américain » se prête mieux au feuilletage qu’au page à page systématique). Le flâneur littéraire sera donc frustré de ne pas être aidé dans sa promenade whitmanienne et d’errer, par exemple, dans la section « Recueil » – assez longue puisqu’elle va de la page 45 à 233 – faute de savoir immédiatement dans lequel des quelques trente articles il se trouve (par manque de référence en haut de page), et de pouvoir accéder aisément à des informations essentielles – dates de composition, statut de l’article, contexte – nécessaires pour se situer et évaluer les raisons et la portée de la pensée de Whitman.

La préface fort bien faite d’Éric Athenot, ses notes, sont pourtant instructives mais c’est en haut de page – on vient de le dire –, ou à la fin de chaque article (lesquels gagneraient à être clairement séparés les uns des autres), ou dans une table des matières que le lecteur a besoin de signes de piste.

Manuel d’Amérique est aussi intrinsèquement malcommode parce que certaines de ses pages sont des notes et des réécritures dans lesquelles Walt Whitman se montre plus incantatoire ou enflammé que logique. Enfin, dernière difficulté, au cours des quarante ans d’écriture que couvre l’ouvrage, la perspective du poète change tandis que ses prophéties sont confrontées à la réalité historique. En effet, que cela soit explicitement formulé ou non, le rêve whitmanien d’une construction collective à la fois nationale et cosmique se brise sur la Guerre Civile, le développement d’un capitalisme sauvage, « la corruption de l’administration », « les lugubres chimères… des églises et des sectes », « l’escroquerie intellectuelle » etc.

«  Si les États-Unis », confie Whitman, « sont voués à produire des moissons abondantes de populations misérables, désespérées, insatisfaites, nomades et sous-payées, menace qui se précise d’année en année … alors notre expérience républicaine, nonobstant ses succès de surface, n’aura été fondamentalement qu’un échec malsain ». Pourtant, l’auteur de Feuilles d’herbe tente de maintenir son diagnostic de « bilan globalement positif », en style whitmanien bien sûr, en assurant : « Tout sert notre progrès au Nouveau Monde, même les revers, les vents contraires et les contre-courants. Malgré les intempéries et les bourrasques en nombre, les passes difficiles, le navire dans l’ensemble, continue incontestablement à faire voile vers son but. »

Certains textes du recueil expriment donc sans réserve le rêve épique, le fantasme d’une habitation heureuse du monde, le « pan-altruisme » (selon la formule de Borgès à propos du poète), l’aspiration à une permanente inclusion entre l’Amérique et le cosmos, d’autres sont plus inquiets. Éric Athenot explique ces humeurs de l’ouvrage par son « idéal impossible », nous avertissant que « davantage qu’un traité de science politique, Manuel d’Amérique doit se comprendre et se goûter comme un manifeste poétique, comme l’expression maladroite, parce qu’aveuglée par un poignant mélange de confiance démesurée et d’angoisse viscérale, d’un idéal impossible. »

Whitman cahiers d'amérique

Walt Whitman © George Collins Cox

Mais plus précisément, que trouve-t-on dans Manuel d’Amérique ? Des réflexions sur la langue, le désir de voir la littérature s’établir au fondement de la démocratie américaine, la foi dans celle-ci et dans le peuple, l’ivresse de l’expansion et du progrès, le rapport entre l’individu et la nation, bref l’expression d’une américanité poétique flamboyante en proie cependant aux doutes que fait naître la situation du XIXe siècle. Ou si l’on reprend la phrase de l’introduction qui résume les trois constantes de la pensée de Whitman, le livre a pour préoccupation « l’exceptionnalisme démocratique américain, l’équilibre précaire entre le collectif et l’individuel, et le désir toujours contrarié de voir naître une littérature qui englobe et parachève les deux précédents ».

Si la foi fraternelle et puissante de Whitman, sa confiance dans les mots et dans les futurs « bardes » de la nation donnent lieu à de très belles pages, elles semblent aussi appartenir par leur enthousiasme à un autre siècle, tandis que la force de la détresse reste, elle, très contemporaine. C’est celle que l’on ressent lorsqu’une nation après un début prometteur, l’espoir d’une marche vers des progrès moraux et intellectuels, ne voit venir que décadence ou course vers le succès et le profit.

Et ici, la réflexion de Whitman se montre presque désemparée. Le poète atteint en quelque sorte les limites de l’idéologie du déploiement de l’énergie vitale, de la toute puissance de l’imagination et du rêve fraternel. La fuite dans un imaginaire dépourvu d’expérience et d’historicité, la grande « camaraderie » (un terme fréquent chez Whitman) entre êtres conçus comme non marqués par le social, l’économique et le politique sont les fruits d’une idéologie fiévreuse et sympathique, mais mal armée pour se colleter à la réalité. Tant pis, c’est en poète-prophète optimiste, enivré de l’épopée nord-américaine, que Walt Whitman écrit ses passages les plus forts, s’enthousiasmant sur l’avenir de l’Amérique, de sa littérature, de son « âme ». « Le Pacifique sera à nous comme la majeure partie de l’Atlantique », se persuade-t-il. « Nous serons quotidiennement en communication électrique avec les quatre coins du globe. Quelle époque ! Quel pays ! Où, sinon ici en est-il de plus grand ? L’individualité d’une nation doit donc, comme toujours mener le monde. Peut-on hésiter un seul instant sur l’identité de ce meneur ? Ayez à l’esprit que seule l’ÂME la plus puissante, originale et non soumise, a jamais conduit auréolée de gloire et saurait jamais conduire. (Cette âme a pour autre nom…LITTÉRATURE.) »

Dans Manuel d’Amérique celui qu’Allen Ginsberg appelle dans un poème célèbre «  cher père, chère barbe grise, vieux professeur de courage » veut soumettre le Nouveau Monde et sa nouvelle démocratie à la littérature ; si son rêve se heurte au réel, les notes prophétiques que sont ses articles adressent un fier salut à l’Amérique et au monde d’une belle ampleur lyrique (« Salut au monde ! » est le titre d’un poème de Feuilles d’Herbe).

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