Voici un livre très réussi qui allie élégance pensive et enthousiasme raisonné pour brosser un portrait coloré de la moitié ouest de l’Amérique et de ses écrivains. Soit trente-cinq romanciers, rencontrés chez eux dans leur paysage quotidien de ciels, bêtes et gens. L’Amérique : Des écrivains en liberté ou une harmonie civilisée. Qui l’eût cru ?
Jean-Luc Bertini et Alexandre Thiltges, Amérique : Des écrivains en liberté. Albin Michel, 320 p., 35 €
« Je suis presque sûr que vous aussi vous avez découvert l’Amérique sur des airs de Bob Dylan ou du Velvet, avec des images d’Edward Hopper, d’Alfred Hitchcock, de John Ford ou de Wim Wenders, à travers les livres de F. Scott Fitzgerald, Raymond Carver, Toni Morrison, Stephen King ou… Arrêtons là », écrit Alexandre Thiltges dans le prologue. Et de nous inviter à prendre la route sur cinq grands blocs du territoire, le Sud-Ouest, le Midwest, le Nord-Ouest, et les Rocky Mountains. Thiltges enseigne la littérature à l’université du Texas, son compère Bertini est photographe indépendant et, sur plusieurs années, ils ont sillonné les grands espaces, les villes, les coins perdus pour débusquer le gibier à plumes dans son gîte, écouter les vibrations du temps. Les écrivains retenus sont nés après la Seconde Guerre mondiale, à l’exception de la doyenne, Annie Proulx, « la recluse des hauts plateaux du Wyoming » et de Jim Harrison. Publiés chez divers éditeurs français, ils sont très lus, comme Richard Ford, Laura Kasischke et Donald Ray Pollock, ou moins connus, comme Danzy Senna et Larry Fondation. C’est dire si la perception est ouverte, plurielle, un mélange de peaux et d’encres, des arias de voix indiennes, chicano ou « hédoniste puritaine ».
Cet apparent vagabondage en grand format (300 x 273), serti dans la couverture d’une immensité aux tons légers de bleus, jaunes et gris qui annonce les nuances et demi-teintes des textes, ouvre un large panorama, un poème libre au gré des strophes intimes. Analyse et palette se répondent, images et mots réverbèrent paysages, nature, équilibre esthétique d’une vie. Chacun – auteurs du livre et romanciers – reprend implicitement à son compte le programme de Jack Kerouac qui entendait « voir l’Amérique comme un poème et non comme un endroit où il faut se battre et en baver ». Il ne s’agit pas d’une Amérique de la violence et des bas-fonds, ces écrivains solitaires, tourmentés à leurs heures, ont choisi leur géographie, une tension et une écologie. Tels Rick Bass, « l’homme des montagnes », Pollock, « le Diable dans la mare du Sud » ou Annie Proulx, qui regarde les aigles en dissertant sur le sens de l’architecture littéraire et l’expérience émotionnelle. Jim Harrison, « qui fut sans conteste le parrain de cette odyssée américaine », est le portier du livre, le frère hospitalier ouvrant et refermant les clôtures des grands domaines de l’Arizona au Montana.
Chaque entrée débute par un portrait de Jean-Luc Bertini, le plus souvent en extérieur, dont un magnifique McGuane à cheval et un dérangeant Pinckney Benedict, le fusil-mitrailleur barrant sa bedaine au polo rose. Gros plan sur Pollock saisi à la Van Gogh ou sur Gary Snyder, vieux sage zen en noir et blanc. À ces portraits d’écrivains s’ajoutent des photographies d’inconnus : une baigneuse obèse sur une plage du Nord-Ouest, deux vieux potes, le Noir et le Blanc, quelque part sur la côte ouest, une femme au restaurant absorbée dans son livre ou un vieux barbu maigre sur fond de palissade, des piétons, des badauds face au manège, les anonymes du cru. Des lieux de toute sorte, ponts et rambardes, murs roses écrasés de soleil du Sud-Ouest, prairies, bisons, vols d’oiseaux, façades rythmées, bleutées de la côte ouest, l’hôtel Mark Twain à Hannibal, Missouri, accompagnent de leur beauté le voyage de la luminosité diffuse.
Ces écrivains en liberté, nous avons lu leurs œuvres au fil des parutions, mais les voici tout proches qui nous accueillent dans leur chalet, leur condo ou leur ranch, heureux de parler littérature et de définir un ton, une texture et une forme. David Treuer, l’Amérindien, veut être fabuliste, inventer des histoires pour donner vie à des univers singuliers ; Thomas McGuane, épris de Tourgueniev, est obsédé par le mot juste. Chacun s’explique, Louise Erdrich entend « montrer comment les gens vivent et ce qu’ils subissent », Michael Collins souhaite transformer le roman policier en roman existentiel. Influences, dévotions, chacun a ses repères, tous partagent l’émerveillement de Percival Everett, le philosophe : « C’est quelque chose de magique, on commence par une feuille blanche et tout à coup on se retrouve avec une matière qui n’existait pas avant. » Au-delà de cette simplicité candide face à l’inconnu derrière l’écriture, se découvre une gravité, un sens de la responsabilité, des racines, des amitiés et des correspondances, discrètes et respectueuses. La diversité des projets et des témoignages dénote non seulement un entêtement salutaire, dont Philipp Meyer parle sans fard, mais surtout une vitalité, une façon d’être américain, en construisant une œuvre à nulle autre pareille, comme l’indique l’utile biographie sélective en fin de volume.
Ni catalogue, ni dictionnaire amoureux, ce livre chimérique est à la fois récit de voyage, recueil de photographies d’art et série d’entretiens : il expose la littérature comme cadence de la vie de l’Amérique « ce pays apocryphe », selon McGuane, le gentleman rancher.