Ce roman de 1892 est une redécouverte et une belle surprise, car les mésaventures du héros au sein des milieux sociaux-démocrates viennois montrent que les engagements et les querelles politiques de l’époque sont moins datés qu’on ne pourrait le croire. La trame romanesque, en effet, largement irriguée par l’actualité et les luttes de la fin du XIXe siècle, nous fait toucher du doigt, mieux peut-être qu’une analyse historique, la pérennité des débats et des affrontements à l’intérieur des partis qui veulent changer la société.
Eduard von Keyserling, Escalier trois. Trad. de l’allemand par Jacqueline Chambon. Actes Sud/Jacqueline Chambon, 240 p., 22 €
Le roman fut publié avant la révolution russe (qui déjà se préparait), mais en un temps d’agitation sociale extrême où s’exacerbent les tensions entre les différents pouvoirs et les activistes révolutionnaires d’une part, et au sein même de ces mouvements mi-officiels mi-clandestins d’autre part. Dans cette époque de mutation et de violence [1], Eduard von Keyserling observe d’un regard sans complaisance les remous sociaux en Allemagne et en Autriche, essentiellement à Vienne, capitale bouillonnante où les idées politiques s’affrontent, où les différentes minorités de l’Empire se querellent, où les mouvements artistiques et les idées nouvelles voient le jour. À l’arrière-plan, la Suisse, Genève, siège de ce que le narrateur appelle non sans ironie « le sanctuaire de la grande doctrine », où se réfugient ceux que les polices européennes recherchent. Ce deuxième roman d’Eduard von Keyserling précède l’écriture des Histoires de château (Schlossgeschichten), déjà largement traduites et publiées aux mêmes éditions. Il marque une étape intéressante dans l’œuvre d’un homme qui va être frappé par la maladie dès 1893, et devenir aveugle en 1908.
Si Escalier trois a pour cadre la capitale de l’Empire austro-hongrois, le héros, Lothar von Brückmann, est issu de l’aristocratie finissante de la Courlande à laquelle lui-même appartient, et qui sera bientôt emportée dans le brasier de l’histoire [2]. Attachée à des codes surannés, l’ancienne génération s’y ennuie ferme en administrant ses domaines ; Lothar, qui représente les plus jeunes, cherche à prendre pied dans la modernité, mais se montre davantage capable de belles paroles que d’action. Un portrait qui rejoint sans peine la galerie des décadents « fin de siècle »… Dès le début, Keyserling n’est pas tendre pour le personnage et souligne que, si Lothar s’engage chez les sociaux-démocrates, c’est moins par ralliement idéologique que pour échapper à la solitude et se donner un but : « Un tel programme, c’est exactement de cela que Lothar avait besoin, lui qui ne savait que faire de sa vie ». Après un bref passage à Leipzig et à Genève, il se met à étudier l’économie, science qu’on lui présente comme indispensable à qui veut comprendre et transformer les structures sociales, et rejoint à Vienne la rédaction du journal L’Avenir pour « inculquer aux masses la vision du monde de notre parti ».
Une même adresse, l’escalier trois d’un immeuble, « sorte de condensé du monde qui nous entoure », abrite le héros et divers personnages ou familles caractéristiques de la société que l’auteur veut dépeindre. Un procédé qui connaîtra de multiples avatars… et qui permet ici des portraits sans concession, où l’ironie, l’humour, voire le sarcasme, ont toute leur place. Un peu caricaturaux parfois, mais qui ne ménagent ni le haut, ni le bas de l’échelle sociale, et surtout pas les intellectuels qui finissent par se reconnaître de « froids penseurs impuissants », étonnés de trouver chez les pauvres la joie de vivre et l’instinct de survie qu’eux-mêmes ont perdus. On ne peut que regretter que cette typologie sociale se teinte incidemment d’antisémitisme lorsqu’il s’agit d’évoquer les juifs, cantonnés dans leur caricature habituelle d’usuriers malfaisants – propos qu’une note de l’éditeur renvoyant à l’époque est impuissante à excuser.
Dans la tradition naturaliste, la psychologie des personnages se dévoile à travers leurs actions et leurs réactions, et gagne peu à peu en épaisseur pour offrir une galerie de portraits où se mêlent petit peuple, bourgeois, aristocrates déclassés et intellectuels conspirateurs, qui se révèlent finalement inoffensifs, manipulés qu’ils sont en secret par la police. On n’épuise toutefois pas le roman de Keyserling en soulignant ce qu’il doit à un courant naturaliste d’ailleurs assez peu représenté dans la littérature de langue allemande, et déjà moribond. En 1892, Zola en est aux derniers volumes des Rougon-Macquart, Maupassant va bientôt disparaître. Un des représentants du naturalisme allemand, Arno Holz, connaît un grand succès, mais Hermann Bahr a publié dès 1891 un essai intitulé Le naturalisme dépassé. Autour de Stefan George et de Hofmannsthal se retrouvent dans les cafés littéraires viennois tous ceux qui prônent un renouveau de l’art sur les décombres du passé, avant que Hofmannsthal ne rende un peu plus tard à l’écrivain sa fonction sociale. C’est dire qu’on est bel et bien à la fin d’une période, et, curieusement peut-être, Eduard von Keyserling reste en marge de ce qui se passe d’essentiel dans la capitale autrichienne (qu’il a quittée, il est vrai, en 1890) et qui va ébranler l’art et la littérature, le mouvement littéraire « Jeune Vienne » et la « Sécession ».
Mais cela n’affecte en rien la force et l’actualité d’un roman où l’on voit que les confrontations politiques et les enjeux sociaux font de cette époque une avant-garde de la nôtre. Les personnages d’Eduard von Keyserling incarnent les différences à l’intérieur même du mouvement révolutionnaire, mais des contradictions sont présentes en chacun d’eux. Idéalistes ignorant les mœurs des classes populaires qu’ils prétendent représenter, ils ne se dégagent jamais totalement de leurs préjugés aristocratiques ou petits-bourgeois, et vont jusqu’à éprouver à leur corps défendant « une sorte de dégoût envers les opprimés et les déshérités ». La violence du peuple qu’ils n’admettent que sur le papier les fascine autant qu’ils l’abhorrent. Après Eugène Sue ou Victor Hugo, Keyserling nous entraîne avec le personnage de Chawar « le Rouge », sorte d’Apache poussé sur le pavé viennois, jusqu’aux marges où le prolétariat côtoie un monde interlope où l’on ne répugne pas à jouer du couteau. Une sévère critique en somme de ces théoriciens de la révolution, qui ne manquent pourtant pas totalement de lucidité sur eux-mêmes : « Nous avons bien assez parlé, c’est notre vice ».
Les ouvriers ont de leur côté des relations singulières avec les dirigeants du parti, à la fois méfiants et admiratifs de leur capacité à parler, à indiquer le but et la stratégie (« même si on ne le comprenait pas, cet homme disait de grandes choses »). Mais eux aussi ont leurs contradictions, et surtout ils ne sont pas prêts à tous les sacrifices pour un futur incertain : « les gens comme nous, vaut mieux fermer sa gueule », dit avec amertume un ouvrier en passe d’être puni de prison et de perdre son emploi. Courber le dos paraît souvent plus sage que de suivre ceux qu’Arno Holz allait bientôt baptiser les « social-aristocrates » [3]. L’homme est-il, comme il est dit incidemment, « le produit de son milieu » ? En tout cas, l’incompréhension entre le prolétariat et ceux qui se sont donné pour vocation de le représenter reste énorme. La distance ironique, le regard parfois goguenard porté sur les personnages, brossent dans l’ensemble un tableau pessimiste, comme si Keyserling donnait corps à deux tendances irréconciliables qui s’affrontaient en lui-même : le désir de changement et l’attachement aux valeurs conservatrices.
Le même jeu d’attirance/répulsion se reproduit avec un « personnage » inattendu qui compte dans le roman, la ville de Vienne elle-même. Au cours d’un procès qui se déroule vers la fin, il lui est reproché d’être une « grande cité frivole » tournée vers la seule recherche du plaisir, et qui serait responsable de l’égarement de la jeunesse et de la dépravation des mœurs ! Il y a bien sûr une forte dose d’ironie de la part de Keyserling dans ce passage, et rien ne permet de croire que le hobereau qu’il est partage cette défiance vis-à-vis de Vienne, et à travers elle de toutes les cités modernes qui se sont développées avec l’industrialisation. La nature contre la ville et ses tentations pernicieuses ? Si la question est évoquée dans le roman, c’est la preuve qu’elle se posait à l’époque, et on ne peut s’empêcher de songer qu’une cinquantaine d’années plus tard ce procès de l’esprit de jouissance opposé aux vertus ancestrales incarnées par le travail de la terre, loin des nouvelles Gomorrhes que seraient devenues les villes, reviendra, mais de manière moins anecdotique, par exemple dans la France de Pétain.
Il faut souligner enfin un trait essentiel du roman qui le rapproche de nous tout en le reliant aux grands chefs-d’œuvre de son époque : c’est la part qu’il fait aux pulsions érotiques, qui, loin de tout socialisme, scientifique ou non, jouent un rôle déterminant lorsqu’il s’agit de pousser à l’action les individus aussi bien que les collectifs. L’amour est présent dans le roman sous plusieurs formes, du mariage convenu par la famille jusqu’à la passion qui abolit toute raison, mais toujours avec le même insuccès. Lorsque deux des personnages, Leopold et Mietzi, se jouent la comédie d’un amour romantique qui s’achèverait par un suicide à deux, la fiole de poison reste inutilisée… Lothar, lui, est irrésistiblement attiré par une fille du peuple, Tini, parce qu’elle a cette beauté sauvage et cette rage de vivre qu’il ne trouve pas au sein des classes supérieures. « Nous allons essayer de nous appartenir l’un à l’autre », lui dit-il, mais y croit-il vraiment ? D’ailleurs, et pour son malheur, Tini ne parvient pas à se libérer de l’emprise qu’a sur elle le peu recommandable Chawar. Jusqu’au docteur Klumpf, théoricien du groupe, qui louche sur une théâtreuse et affirme tranquillement : « j’ai besoin de cette jeune fille », comme si la satisfaction d’un désir charnel devait passer avant le matin du grand soir !
Un fil conducteur relie visiblement l’action romanesque aux travaux sur le psychisme et l’inconscient, qui mènent tout droit à la psychanalyse qu’un célèbre médecin viennois est précisément en passe d’inventer, et aussi à d’autres écrivains de l’époque qui baignent dans la même ambiance et transcendent le naturalisme : Frank Wedekind (ami de Keyserling) avec L’éveil du printemps et Lulu ; Arthur Schnitzler avec La ronde et Mademoiselle Else ; August Strindberg avec Mademoiselle Julie. Même époque autour de la Première Guerre mondiale, et préoccupations similaires. L’éros, l’argent, l’honneur… et la mort. Un cocktail bien connu ! Est-ce un hasard si ces pièces déjà anciennes connaissent toutes un tel succès lorsqu’on les monte aujourd’hui ?
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Par exemple : fusillade de Fourmies (1er mai 1891), attentats anarchistes (Ravachol fut exécuté en 1892), assassinat de Sadi Carnot en 1894, de l’impératrice Sissi en 1898, etc.
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La Courlande est une province occidentale de la Lettonie. Après le troisième partage de la Pologne (1795), elle reste sous administration russe jusqu’en 1917. Y vivent à côté des Lettons les « Barons baltes » aux penchants germaniques. Lettonie en 1921, République socialiste de Lettonie en 1945 (date à laquelle les Allemands furent chassés), la Lettonie accède à l’indépendance en 1991, et devient membre de l’Union européenne et de l’OTAN en 2004.
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Socialaristokraten, comédie de 1896.