Ce livre, on ne peut plus classique, une micro-histoire, permet de relire le moment 1816 de notre histoire, ce qui est déjà bien. Le sujet est affreux : l’histoire du radeau de La Méduse, plus d’une centaine d’hommes abandonnés dans les tempêtes tropicales, sous un ciel implacable. La polémique politique qui s’ensuivit fut sévère, tant du côté du responsable principal, ultra, que des libéraux, ses détracteurs. L’avenir de tous ces rejetés des flots et du désert, quinze survivants pour le radeau, une centaine pour ceux qui purent monter sur les canots, en fut évidemment traumatisé à jamais. L’ordinaire et le pire de situations éprouvantes confrontent à la réalité actuelle telle qu’elle se produit à Lampedusa et ailleurs, non pas sous nos yeux, mais hors champ, tandis que règne en surplomb le tableau grandiose de Géricault.
Jacques-Olivier Boudon, Les naufragés de la Méduse. Belin, 336 p., 23 €
La maîtrise de ce Naufragés de la Méduse tient à la permanente circulation entre des groupes dont les partages et les individualités ne sont pas laminés par le chiffre et la généralité, car les personnages rencontrés gardent leurs mots, souvent des témoignages écrits, des justificatifs et des correspondances privées. On y voit aussi leurs gestes, leur habitus. Chaque moment excède ainsi ce qui est dû à la prosopographie et, si l’on s’y attarde, cela donne des schémas de vie qui mettent en perspective l’époque, et le ciel implacable des tropiques comme non-horizon possible de la France de 1816 où « il n’y eut pas d’été », mais des chertés, une misère intense, des violences éparses. Les personnages à peine entrevus sont pris dans les jeux de la mer, dont la langue, même réduite à son minimum, signifie le monde particulier qui navigue de ports en continents, ici de Rochefort au Sénégal.
L’absurde et l’horreur permettent de suivre et sans doute d’exorciser ce qui se sait, se savait, et s’est toujours su de ce que l’humanité peut faire à l’humanité. En ce cas, la chair de l’histoire est bien trop concrète pour ne pas permettre de louer une approche qui de plus près serait sordide. On n’ignore pourtant rien des faits, de la façon dont les uns assument – le chirurgien en fera sa thèse de médecine à Paris – tandis que d’autres veulent se défausser sur la troupe de pratiques qui renvoient à la barbarie, le cuit, le salé, le séché même en cas de cannibalisme, permettant aux officiers de se distinguer simplement en différant de quelques heures les mêmes pratiques (outre que leur ration de survie, alcool et biscuit, fut sans cesse mieux contrôlée et plus abondante). Car le scandale fut immédiat – la nécrophagie avouée dans la gêne mais sans ambages – et renvoyait aussi à des situations proches, contestées par les autorités même si elles s’étaient produites lors de la retraite de Russie ou parmi les prisonniers de la guerre d’Espagne dans l’île de Cabrera.
Les responsabilités étaient multiples et, dès son retour à Rochefort, le capitaine de Chaumareys passa en conseil de guerre. Cet ultra, réintégré pour raisons politiques après les Cent Jours, accusait les cartes et son état-major. Son impéritie résida dans une mauvaise évaluation de sa course et de l’emplacement du banc d’Arguin (homonyme de celui d’Arcachon) après le Cap Blanc, et nul ne le réveilla pour exprimer des doutes et le faire s’éloigner de ces hauts-fonds. On savait qu’il n’avait pas navigué, mais il pouvait répondre que les capitaines de navire de l’Empire n’avaient pas eu beaucoup plus de pratique, les Anglais étant les maîtres des mers. Le second grief fâcheux à l’encontre de Chaumareys fut sa présence dans les chaloupes qui évacuèrent le bateau ; il ne resta pas le dernier « pour nécessité de service », fit-il plaider, c’est-à-dire pour privilégier l’arrivée à Saint-Louis du futur gouverneur à qui les Anglais devaient remettre le comptoir selon le tout récent traité de Vienne. Ces privilégiés endurèrent néanmoins une terrible marche en bordure du désert, sans vivres, sans eau jusqu’à ce qu’ils soient pris en charge – quitte à être rançonnés – par des Bédouins. Un groupe d’une soixantaine de personnes, l’autre d’une centaine, avaient accosté à 250 et 500 kilomètres de Saint-Louis. Certains soldats venus des Antilles ou d’Arabie pouvaient échanger ou s’échapper grâce à leurs compétences linguistiques. Le jeune René Caillié, qui plus tard alla jusqu’à Tombouctou, fit ainsi son premier apprentissage de l’Afrique.
Le drame résulta d’une double nécessité : comment évacuer quatre cents hommes et de très rares femmes quand les chaloupes sont insuffisantes et que, d’entrée de jeu, un convoi qui aurait dû circuler en escorte se scinde entre bateaux plus rapides et moins rapides, la frégate et la corvette laissant en arrière un brick et une flûte ; et ces trois derniers navires arrivèrent à Saint-Louis sans se douter de rien. Évidemment, le futur gouverneur, sa famille et son personnel furent évacués de La Méduse sur des canots et une chaloupe ; les marins et calfateurs qui devaient ramer et assurer leur arrivée à la côte, à une soixantaine de kilomètres, furent plus facilement embarqués que les soldats qui devaient faire garnison à Saint-Louis. Ces derniers payèrent le plus fort tribut : deux compagnies disparurent presque totalement.
Un radeau de sept mètres sur vingt-quatre fut donc construit avec les mâts, les bois utilisables et des cordages ; il devait prendre cent trente hommes, les officiers en leur centre, dans la seule partie réellement émergée de cette embarcation flottante au ras de l’eau. Point de rebord, seulement une corde, et peu de vivres, tout cela aurait alourdi la structure. Ainsi se noie-t-on, est-on rejeté à la mer ou sombre-t-on entre deux vins, car la seule chose buvable est le contenu des barriques, d’autant que l’on n’a pas tout embarqué de La Méduse, que ce fut un désordre permanent dans les jours qui suivirent le naufrage : on ne put la remettre à l’eau avant de décider de l’évacuer devant le risque de la voir sombrer.
D’entrée de jeu, les amarres du radeau que devaient tracter chaloupe et canots se rompirent ou furent rompues, au prétexte de ne pas mettre le convoi en péril. Ces hommes furent abandonnés. Une mutinerie engagea un combat, la troupe contre les officiers, qui, détenteurs d’armes à feu, la tinrent en respect. Très vite ne restèrent qu’une soixantaine d’hommes. Ce sont eux qui s’entredéchirèrent sous un soleil de mort et, au bout de dix jours, au moment où ils virent apparaître un des vaisseaux de l’escadre, l’Argus, qui les recherchait, il n’en restait que quinze, misérables, noirs de soleil et de calenture, dans la confusion mentale que provoque la profonde déshydratation de l’organisme.
C’est ce moment que Géricault, déjà très fasciné par la mort, choisit d’évoquer, celui où l’on entrevoit au loin la voile salvatrice. Après plusieurs esquisses et hypothèses, finement recomposées, le tableau montre ce qui est une sensibilité et une esthétique : dire dans une brutale réalité la fin des héroïsations néoclassiques. C’était l’enjeu que manifeste avec maîtrise la pyramide de vie et de victimes, de morts et d’espérance, avec un Noir au sommet, signe d’une probable sympathie pour l’abolition de la traite, déjà signée; mais aussi pour l’abolition de l’esclavage, une cause pas encore gagnée, même si l’artiste n’a pas initialement souscrit en faveur des survivants à une collecte devenue très politique quand, après le duc de Berry, les têtes du mouvement carbonariste en gestation, La Fayette et Voyer d’Argenson, firent des dons remarqués.
L’ensemble de cette affaire intéresse d’autant plus qu’elle est patiemment exposée, d’une écriture qui n’a rien d’expressionniste, l’auteur étant habitué à fournir des livres bien nourris sur l’histoire du clergé au XIXe siècle et, compte tenu de la chaire qu’il occupe à la Sorbonne, sur des thèmes napoléoniens qui rencontrent nécessairement leur public. Il s’agit, tout simplement, de la rigueur de l’enquête et du retour aux faits, non le questionnement de la véracité, mais la synthèse des savoirs sur une affaire qui a ses archives, ses récits, ses controverses, des acteurs et des noms, des mots d’époque selon les registres de la marine et de l’armée, car rien n’échappe à ces institutions. Le trajet des navires, leur mission, les embarquements militaires, sont connus. Et peut-être n’est-on pas surpris de constater que c’est la troupe qui a écopé le plus durement, un bataillon du Sénégal constitué à 10 % de gens venus des Antilles, et, pour beaucoup, d’étrangers, au vu des nouvelles frontières ou encore d’un quart sud-est de la France drainé par Toulon et Marseille vers le large. Eux n’ont pas la culture de la mer ni du naufrage et – sauf à se révolter, ce qui les expose directement à une liquidation immédiate – ils ne connaissent pas les attitudes de la survie.
Parmi les figures que l’on entrevoit, Schmaltz, le futur gouverneur du Sénégal qui ne sut guère gérer la colonie ; il y tenta des affaires, en vain, et il finit aussi totalement ruiné que le capitaine d’escadre, qui échappa au poteau mais qui, dégradé et condamné à trois ans de prison ferme, fut soutenu au temps de sa détention à Ham par ses sorties bihebdomadaires dans les milieux ultras. Nombre d’officiers et de soldats ne s’en remirent jamais, démissionnant, se suicidant et, pour les autres, remarquant à leur endroit d’injustes retards de carrière ou des discriminations dans le domaine honorifique, du moins le pensaient-ils. Les deux témoignages qui enclenchèrent une souscription de soutien et d’aide aux survivants sont ceux du carabin Savigny et de Corréard, ingénieur géographe qui se fit éditeur libéral, souvent condamné, et lourdement, subissant la prison et les tracasseries d’un régime qui n’avait rien de libéral. Il finit en candidat républicain de Seine-et-Marne.
La question n’est pas de savoir ce que nous apprenons, car chacun médite à sa guise les fondamentaux dont se nourrissent les affaires et les scandales, et il n’est pas besoin d’appuyer sur ce que nos propres yeux voient ou ne voient pas au fil des annonces de l’extrême violence quotidienne en Méditerranée. Après Robert Desnos (drame radiophonique), Alessandro Baricco et Le naufrage de Méduse de Jean Ristat (Gallimard, 1986), on a besoin de synthèses au-delà de nos docufictions (Arte en a livré une). Certes, nos médias comme ceux du temps passé disent ce besoin de raconter l’irracontable : un vaudeville de 1834 et l’une des premières œuvres d’Eugène Sue (La salamandre, 1832) utilisèrent, dans un contexte très politique, une affaire sur laquelle le Jules Verne du Chancellor revint pendant la guerre de 1870-1871. L’éloquence de la peinture de Géricault dit la déréliction absolue et la mémoire du fait, mais le laconisme de l’exposé académique n’en offre pas une rhétorique moins parlante.