Cette boîte de soixante documents passionnants de l’artiste plasticien Ernest Pignon-Ernest (né à Nice en 1942) contient trente reproductions d’œuvres en situation (21 x 29,7 cm), quinze cartes postales d’œuvres en situation, quinze fac-similés de dessins préparatoires et d’archives et un livret de quarante-huit pages.
Ernest Pignon-Ernest, De traits en empreintes, Gallimard/MAMAC, 60 fac-similés + 48 p., 32 €
Exposition Ernest Pignon-Ernest. Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice (MAMAC). 25 juin 2016-8 janvier 2017. Église abbatiale de Saint-Pons, Nice. 25 juin-2 octobre 2016
Les Œuvres en situation de Pignon-Ernest sont des sérigraphies immenses qu’il colle sur les murs de nombreuses villes : Paris, Nice, Avignon, Charleville, Rome, Naples, Alger, Soweto ; au Chili, en Palestine, en de multiples territoires des souffrances et des révoltes. Ernest précise : « Je ne fais pas exactement des œuvres en situation ; mais j’essaie de faire œuvre en situation. » Il agit dans les cités. Il intervient. Il transforme une rue ; il perturbe le site, la position qu’il a choisie, l’ambiance. Il explore l’espace de la ville. Dans un entretien, il explique à l’écrivain Jacques Henric : « La rue se trouve exposée avec son espace, avec son passé, avec ses zones d’ombre, de lumière, parfois avec le délabrement d’une façade. […] L’image peut être perçue frontalement ou entrevue de biais, obliquement ». Sans cesse, Ernest Pignon-Ernest observe la texture des parois où les grandes sérigraphies surgissent. Il enquête. Comme un détective (comme Harry Dickson), comme un cinéaste, il parcourt le labyrinthe d’une ville équivoque. Il cherche la position désirée, la meilleure mise en scène possible.
Ernest Pignon-Ernest est le fils d’un employé des Abattoirs et d’une coiffeuse établis à Nice ; il a deux frères et deux sœurs. Très tôt, à douze ans, il est passionné par l’art ; en 1954, il découvre Picasso dans un numéro de Paris Match ; de 1959 à 1961, il rencontre (dans la vie culturelle de Nice) Ben, Alocco, Arman, Viallat, Filliou, Raysse, d’autres. Et il dessine, sans cesse, ici et ailleurs : dans les pays différents de l’affliction, du déchirement, de la détresse, de la résistance, de la générosité…
Se dressent des poètes qui expriment le courage, les répressions, la rébellion, les utopies, les désirs amoureux. Ils sont des irréductibles, des provocateurs, des séditieux, des résistants, ceux qui ont voulu (à la suite de Hölderlin) « habiter poétiquement » le monde.
Régulièrement, Ernest Pignon-Ernest relit La liberté ou l’amour ! de Robert Desnos ; il dessine le corps nu de la belle Louise Lame qui, dans les rues de Paris, se déshabille progressivement en un strip-tease solennel (2013). À Charleville-Mézières, à Paris, Arthur Rimbaud erre, buté, nonchalant, rêveur (1878). Pasolini est un martyr nu à Certaldo (1980) ; en 2015, Pasolini assassiné revient à Rome, Ostia, Matera, Naples… À Brest, Jean Genet est crucifié (2006) : « Il y a chez Genet meurtre, vol, trahison, lâcheté, et néanmoins désir de sacré, quête de rituel, exigence de cérémonie. » À Santiago, Pablo Neruda est « sorti du roc et de la boue ». Le poète palestinien Mahmoud Darwich est debout à Jérusalem, à Bethléem, de Ramallah à Gaza (2009). À Ivry-sur-Seine, Antonin Artaud serait vu de dos : son corps est transpercé « par le clou de la douleur » ; il était un « envoûté »…
Apparaissent les massacres, les tortures, les prisons, les barreaux, les enfermements, les événements tragiques, la mémoire. À Paris, dans la semaine sanglante de la Commune, les Versaillais ont tué des centaines de « communards » ; en 1971, Ernest Pignon-Ernest donne à voir les cadavres allongés sur les marches du métro Charonne, sur les quais de la Seine ou près du Sacré-Cœur… En 1972, il met en évidence l’hécatombe des accidents mortels du travail sur les murs du Grand Palais. En 2003, à Alger, trente sérigraphies représentent Maurice Audin ; il était un jeune mathématicien français, un militant anticolonialiste ; il avait vingt-quatre ans et trois enfants ; pendant la guerre d’Algérie, des militants français ont torturé et assassiné Audin, victime d’un crime qui n’est pas encore reconnu.
En 1974, le maire de Nice organise le « jumelage Nice-Le Cap » ; le dessinateur niçois a un sentiment de honte et de colère, Le Cap étant alors la capitale de l’apartheid ; il représente une famille de Noirs, enfermée par le grillage du racisme institutionnalisé ; le dessinateur et ses amis ont collé des centaines d’images sur les murs et les palissades de Nice, entre la mairie et le stade de rugby pour les Springboks. Plus tard, en 1996, Nelson Mandela « salue la clairvoyance et l’effort de deux artistes, Ernest Pignon-Ernest et Antonio Saura, qui ont su créer des liens au sein de la communauté artistique internationale et faire des arts plastiques le ciment de l’union avec le peuple sud-africain ». Ou bien, à Lyon et à Paris, Ernest Pignon-Ernest montre les humains accablés dans des cabines de téléphone, « cabines vitrées de l’inhospitalité ».
Très souvent, le dessinateur intervient à Naples (1988, 1990, 1992, 1995). Surgissent les gisants, les têtes coupées, un agneau saignant, le Christ (d’après Caravage, Stanzione, Ribera). Il a interrogé les femmes qui marquent Naples : Parthénope, Déméter, la Sibylle de Cumes, la Madone des Sept Douleurs, la Madone aux serpents, d’autres. Se tissent les rites païens, les rites chrétiens, les superstitions, les sacrifices, la mort omniprésente, une volupté obscure…
En 2015, les Français rendent un hommage à la résistance ; la cérémonie est le transfert des cendres de Jean Zay, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Germaine Tillion au Panthéon. Ernest Pignon-Ernest suspend quatre immenses portraits de ces résistants de la Seconde Guerre mondiale ; ces visages dessinés sont accrochés entre les colonnes du Panthéon.
En 2008, il trace les figures de huit épouses du Christ, huit grandes mystiques pâmées. Ces femmes saintes désirent, souffrent, s’angoissent, s’alarment, jouissent, elles connaissent les malheurs et les miracles. Ces Extases ont été installées dans des chapelles et des églises d’Avignon, Saint-Denis, Lille, Paris, Nice (2008-2016). Tu perçois le corps déchirant et glorieux de Marie-Madeleine, d’Hildegarde de Bingen, de Catherine de Sienne, de Thérèse d’Avila, de Madame Guyon, de Louise du Néant, d’Angèle de Foligno, de Marie de l’Incarnation. Tu liras un poème d’André Velter : « Elles sont pâmées, livrées, ravies, enfiévrées, languissantes, pures / […] Elles sont folles avant d’être saintes / […] Elles vivent dans un ailleurs d’extase et ne reviennent jamais tout à fait à leur point de départ / […] Elles sont des visions incarnées / […] Leur corps est un sauf-conduit contre l’ordre des églises / […] Leur corps est triomphant, quoi / qu’il advienne / […] Leur corps est un naufrage aux rives de l’au-delà [1] ».
Dans la boîte de l’artiste, soixante documents intéressent : par exemple, le peintre Francis Bacon écrit de Londres à son « cher Ernest » (1990) : « J’ai toujours admiré ce que vous faites, en particulier les photos de Naples que vous m’avez envoyées si gentiment ; […] et je vous remercie en toute amitié ». Et, en 2016, des dessins originaux de ses amis sont épinglés sur le mur de l’atelier d’Ernest : Joann Sfar, Wolinski, Siné, Reiser, Cabu, Tardi…