Chestov au quotidien de la pensée, car il n’y a pas de pensée qui ne soit liée au quotidien, qui ne soit en dehors du quotidien d’un homme : de ses heures allant à la rencontre des heures des autres hommes.
Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov. Textes établis par Nathalie Baranoff et Michel Carassou. Postface de Ramona Fotiade. Non Lieu, 303 p., 18 €
Le 18 juin 1939, à Paris, dans un taxi, rue Monge, en prenant congé de son amie Victoria Ocampo qui repartait pour Buenos Aires, et en lui confiant le manuscrit en chantier des Rencontres avec Léon Chestov, Benjamin Fondane pressentait son destin : « Je sais qu’il va y avoir la guerre. Je le sais, je sens que nous ne nous reverrons plus. Excusez ces sinistres pressentiments. (Il dit ces derniers mots en riant à moitié). » Chestov était mort quelques mois plus tôt, en novembre 1938.
Chestov, selon le témoignage de Fondane, « vivait dans une solitude absolue et terrifiante », et l’urgence était de l’entendre et de le faire entendre. Fondane a remis des papiers partiellement en désordre. Aucune démarche méthodique, réglée par avance. Le livre est fait de fragments d’entretiens (datés ou non datés), d’extraits de correspondances et d’articles de Fondane sur Chestov (qui les relisait parfois et livrait des remarques). Il se clôt sur cette soirée du 18 juin 1939, racontée par Victoria Ocampo.
Sans doute Benjamin Fondane, avant tout poète, n’a-t-il pas pour projet d’observer et d’approcher Chestov par le seul sens rationnel et extérieur, mais de l’appréhender, de le saisir de façon totale, vitale, de se former ainsi à la philosophie et de chercher de concert avec lui. Une œuvre n’est pas tant achevée que toujours elle ne commence et reste en mouvement, que toujours elle ne doive commencer, et que son achèvement même figure une ouverture : Fondane avait clos son projet et les Rencontres ont la forme d’un commencement plus que d’un inachèvement.
En Roumanie, le poète, dramaturge et critique B. Fundoianu (Benjamin Fondane) avait découvert les premières œuvres d’un homme dont il ne savait rien, pas même s’il était encore vivant : Léon Chestov. La catastrophe de 1914 fit comprendre à Fondane l’insuffisance d’une poésie de sentiments et de paysages, et la nécessité d’entreprendre autre chose, de plus grave et plus vigoureux : un combat pour « le plus important ». Auprès de Chestov, qu’il rencontre par hasard, ou plutôt rejoint (le mot « hasard » pourrait-il ici satisfaire ?) après la guerre à Paris, il s’initie à la philosophie en tant que lutte et brasier de vie. Il ne s’agit pas, et combien Fondane nous le montre, à travers ses conversations, ses observations, ses notes sur son ami (car ils se sont peu à peu reconnus comme étant l’un à l’autre et l’un de l’autre), il ne s’agit pas de jardins et de promenades à la fraîche, d’entretiens de bon ton, commencés chez Jules de Gaultier au printemps 1924, d’eau étale, vernale ou même hivernale (grands dieux, qu’est-ce qu’on en aurait à faire ?), de repos ou d’engourdissement qui se confondraient avec quelque béatitude. Non, il ne s’agit pas des différentes formes du sommeil de la conversation, si élevée et bien élevée soit-elle, mais ici, avec Chestov et Fondane ensemble, il s’agit de violence : c’est que les uns raisonnent au fond de leur poêle bien chauffé, « n’ayant, par bonheur, aucuns soins ni passions qui [les] troublassent » (Descartes), les autres, abandonnant le loisir et l’entretien de leurs pensées, portent des coups qui résonnent de toute autre façon. Il y a un défi et un enjeu non pas seulement intellectuels, mais existentiels.
Peut-on répondre à toutes les questions par des mots ? À la suite de Chestov, Fondane commence par tout suspendre. Et par suspendre bien entendu la raison. Ce n’est pas une posture. La raison, par exemple, eût voulu que Fondane (il avait cette incroyable possibilité) ne montât pas dans un des derniers convois pour Birkenau, mais il refusa d’abandonner sa sœur. Oui, ne pas monter, il ne le voulut pas – et cette volonté a un sens. Et ce sens nous est un vertige. Une vie est toutes les vies. Un être humain est toute l’humanité. Si la raison ne peut seule affronter la mort, l’homme qui a réussi à se défaire de la première peut aller vers la seconde. Pas simple, pas naturel, dira-t-on, mais notre nature a bien des vêtements et, sous ce rapport, la vie est un curieux salon d’essayage.
Là où il y a chemin et devoir de raison, Fondane, à la suite de Chestov, porte le refus et prend la traverse, sinon la fondrière. C’en est incroyable. Il y a par là une porte à forcer. Heureux les violents d’une telle violence. Fondane et Chestov sont-ils compris comme ils voudraient l’être, tels qu’ils sont ? Ou bien comme des philosophes parmi d’autres ? Classés avec les autres. Mais où, sur quel rayon de la pensée, dans quelle histoire de la philosophie, dans quel rangement (hélas ! tous nos rangements ne sont que de douteux arrangements), peut-on classer une telle classe : un homme monte dans un train pour aller mourir, alors qu’il lui suffisait de se détourner du marchepied pour rejoindre Paris, les livres et les penseurs. On le lui demandait. On le lui offrait. Mais on dirait qu’il y a une connaissance de la vie qui n’a plus rien à voir avec la connaissance des philosophes. Tout le ciel est d’un côté et la raison de l’autre. Encore que ce soit tout de même un peu fort, sinon scandaleux, d’aller chercher le ciel du côté d’Auschwitz-Birkenau. Rien à faire : on ne comprend pas.
Fondane, à la suite de Chestov, nous fait comprendre ce que nous avons peur de comprendre. Et il écrit dans ces notes : « Mais peut-être, me dit Chestov, qu’il n’y a pas seulement au monde que ce qui tue. » Seulement, il faut passer par ce qui tue. « Vivant », ou : « Si je suis vivant », écrivait chaque jour Tolstoï en reprenant son journal. Tolstoï s’accrochait à la raison, jusqu’à ce qu’il la fuie à son tour, en montant lui aussi dans un train. Décidément, ce moyen de transport où l’humanité, l’inhumanité, l’amour, le désespoir, la foi, Dieu absent, la destination, l’innocence, le crime, la mort…
À qui échoit le malheur, tout lui est retiré, sauf l’expérience de son malheur, surtout celle qu’on ne peut dire, celle même de l’inavouable que Fondane, par exemple, va déceler chez Kierkegaard. Quel motif intime finit par nous conduire ? Il y a les inavouables de l’individu et les inavouables collectifs. Combien compte d’inavouables tout le XXe siècle ? Et le jeune XXIe, combien en compte-t-il déjà ? Et pourquoi n’en compteraient-ils pas quand chaque vie individuelle en compte ? Que la vie et l’Histoire deviennent aussi lourdes, Fondane garde pourtant une étrange, une belle légèreté. C’est certes une belle insolence. À la suite de Chestov et à la lumière, fût-elle insoutenable, de sa propre expérience, il demande de vivre et de mourir, pas de raisonner.
La clef de tout cela ? Elle n’est pas dissimulée. Elle est abandonnée dans la serrure de chacun de ceux qu’on est venu arrêter, prendre, déporter, tuer. Ceux dont tous les membres étaient déjà comme l’ombre. Et les bourreaux continuent toujours de venir vers leurs victimes. Avec celles-ci et en face de ceux-là, Benjamin Fondane fut « quelqu’un qui vit la vérité en lui-même et non quelqu’un qui enseigne la vérité ». Non quelqu’un qui a trouvé (il n’y a que la raison pour affirmer qu’elle a trouvé, afin qu’on lui remette tout et bien entendu tout ce qui lui échappe et ne lui appartiendra jamais, l’espoir ou l’amour par exemple), mais quelqu’un qui, à la suite de Pascal, « cherche en gémissant », et ne fait pas seulement table rase mais « dans un rapport absolu avec l’absolu », aux antipodes de l’avaricieuse usurpation, casse la table et jette les morceaux. Tout cela forme ce fruit rare, éclatant, et d’un incomparable goût d’amitié : Rencontres avec Léon Chestov. Tous deux, Chestov et Fondane, ont réussi à extraire le pur de l’impur : c’est cela, vivre.