Encore un livre sur les dernières années de Stefan et Lotte Zweig et leur suicide à Petrópolis (Brésil), racontés en quatre cent cinquante pages ! La narration de Laurent Seksik, Les derniers jours de Stefan Zweig (Flammarion, 2010) se contentait de cent quatre-vingt-quatre pages. Ce tragique suicide à deux : « la fin du monde » ? Le titre anglais est « … at the End of the World ». « Au bout du monde » aurait amplement suffi. Ayant vu récemment et beaucoup apprécié le film de Maria Schrader, Stefan Zweig : Adieu l’Europe, où Josef Hader, Barbara Sukowa et Aenne Schwarz incarnent de manière si convaincante Stefan, Friderike et Lotte Zweig, j’étais curieux de découvrir ce que George Prochnik apporterait de nouveau sur l’un des épisodes les plus connus de l’histoire de la littérature du XXe siècle.
George Prochnik, L’impossible exil : Stefan Zweig et la fin du monde. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère. Grasset, 448 p., 23 €
Moriz Scheyer, Si je survis. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Flammarion, 378 p., 23,90 €
Essayiste, romancier et poète, le New-Yorkais George Prochnik note à plusieurs reprises que jamais, durant ses années de formation scolaire et universitaire, il n’a entendu parler de Stefan Zweig, ce qui surprend, puisque chez nous Stefan Zweig est devenu le plus populaire des auteurs traduits de l’allemand. Le livre de Prochnik est un essai très personnel, sans une seule note (les références sont récapitulées en fin de volume, de façon sommaire), ce qui gênera les lecteurs qui aimeraient bien connaître la source précise de telle indication ou de telle citation. Reconnaissant dans le destin de Zweig celui de ses propres parents, eux aussi des Viennois contraints à l’exil en 1938, Prochnik mêle à son propos sur Zweig le récit de ses recherches sur le terrain : à Vienne, Salzbourg, New York, Petrópolis… L’exposé n’est pas chronologique : à chaque chapitre, on passe d’une époque et d’un lieu à un autre, ce qui ne facilitera pas la lecture à qui n’a pas en tête la biographie de Stefan Zweig.
Certaines affirmations sont contestables. Peut-on dire que Zweig aurait vécu « une chute de la gloire à l’obscurité » ? Certainement pas : jusqu’au bout, il reste un auteur mondialement connu. D’autres passages du livre de Prochnik sont en revanche excellents et apportent du nouveau : par exemple, le tableau de la réception donnée par Zweig le 4 juin 1941, comme un roi en exil, à l’hôtel Wyndham de New York, à tous les exilés qu’il connaissait à New York et aux alentours (Hermann Broch est venu spécialement de Princeton). À plusieurs reprises, Prochnik souligne que Zweig n’aimait pas New York et critiquait durement la culture et les mœurs américaines. On comprend un peu mieux, dans cette perspective, pourquoi Zweig opta finalement pour le Brésil, alors que rien ne l’empêchait de rester aux États-Unis.
Son livre, publié 1941, Brésil, terre d’avenir, est, selon la formule de Prochnik, un « chant d’amour » dédié à ce pays qu’il considère comme un nouveau modèle de société polyethnique et multiculturelle. Cet hymne au Brésil résonne en contrepoint du Monde d’hier : Mémoires d’un Européen, le chef-d’œuvre le plus incontestable de Zweig. À ses yeux, l’Europe que les nazis sont en train de détruire appartient déjà au passé ; c’est le Brésil qui annonce l’avenir de l’humanité. Les intellectuels brésiliens en lutte contre la dictature de Vargas considéreront le livre de Zweig comme une trahison. Dès septembre 1941, Zweig est dégrisé. Il écrit à Jules Romains : « Je suis plus européen que je ne le pensais. » La vie à Petrópolis, malgré l’agrément de la jolie villa de la Rua Gonçalves Dias, malgré la gentillesse de l’accueil réservé par les Brésiliens à Stefan et Lotte Zweig, ne leur convient pas.
Les retours en arrière, qui occupent une place importante dans l’ouvrage de Prochnik, sont moins intéressants. C’est en fait toute la biographie de Zweig depuis sa jeunesse viennoise qui défile par séquences, parfois très anecdotiques, au fil desquelles il n’est pratiquement jamais question des œuvres de Zweig. Certains développements laissent pantois : le fait que « les relations entre l’Allemagne et l’Autriche sont d’une complexité extrême » n’a pas échappé à Prochnik et, pour les élucider, il remonte… à La Germanie de Tacite ! Les querelles et les polémiques qui agitaient le milieu littéraire et artistique viennois sont présentées (est-ce une plaisanterie ? apparemment, non) comme « une guerre enragée et meurtrière qui ne sera pas sans conséquences sur l’effondrement du pays ». On sursaute en lisant que « l’opéra sur lequel il avait choisi de travailler avec Richard Strauss était une adaptation de la pièce de Ben Jonson, Volpone, qu’il avait rebaptisée La Femme silencieuse » : sacrée bourde !
Finalement, le livre de George Prochnik ne répond pas entièrement à la question qu’il se propose d’élucider : pourquoi l’exil « au bout du monde » fut-il bel et bien pour Stefan et Lotte Zweig « la fin du monde », malgré des conditions matérielles privilégiées si on les compare à la détresse de tant d’exilés allemands et autrichiens ? Le beau livre de Hans Sahl sur les exilés de 1933 et de 1938 porte le titre Survivre est un métier (Les Belles Lettres, 2016) : Lotte et Stefan Zweig n’étaient pas faits pour ce métier-là.
Dans Si je survis, ses mémoires d’exil en France où il arrive en août 1938, le journaliste viennois Moriz Scheyer (1886-1949) évoque en ces termes la mort de Stefan Zweig : « C’est à Belvès (Dordogne) que j’appris son décès, par un entrefilet dans le journal : “L’écrivain juif Stefan Zweig a mis fin à ses jours au Brésil.” Une ligne, une seule. Il avait eu la possibilité d’aller vivre loin, très loin. On le vénérait et on le célébrait jusque dans cet exil. Il était au zénith de sa gloire et de sa puissance créatrice. Et malgré cela, un jour, il n’y tint plus et choisit volontairement la mort. Incompréhensible ? Non. Le monde d’Hitler avait terrassé l’“écrivain juif”. Célébré par le Brésil qui lui organisa des funérailles nationales, Stefan Zweig rejoignit sa dernière demeure en emportant avec lui son profond désespoir et ses convictions. »
Le manuscrit allemand des mémoires d’exil de Moriz Scheyer, intitulé « Un survivant » (Ein Überlebender), a été retrouvé dans un grenier par les enfants de son beau-fils en 2015 et publié d’abord en traduction anglaise (Asylum : A Survivor’s Flight from Nazi-Occupied Vienna through Wartime France, Londres, 2016). Les lecteurs français bénéficient sans délai de l’excellente traduction d’Olivier Mannoni, qui a pu utiliser le manuscrit original allemand. Par sa précision, l’ouvrage constitue à la fois un compte rendu historique de ce qu’il faudrait appeler « la survie quotidienne » d’un couple d’exilés juifs viennois en France et un récit passionnant écrit par un auteur qui n’en est pas à son premier manuscrit : en 1938, Scheyer a cinquante-deux ans ; il est depuis vingt-quatre ans journaliste et dirige les pages littéraires du quotidien libéral Neues Wiener Tagblatt, où son dernier article est publié en février 1938. En juin 1939, à Paris, il publiera encore un hommage à Joseph Roth (mort à l’hôpital Necker à Paris le 27 mai 1939) dans les Nouvelles d’Autriche.
Indice de la notoriété de Moriz Scheyer, on rencontre plusieurs fois son nom dans les pages de la revue de Karl Kraus, Die Fackel (« Le flambeau »), qui tire à boulets rouges contre lui (comme contre tout ce qui compte dans la presse viennoise), en particulier en mars 1925, à l’occasion d’un article critique que Scheyer a osé consacrer à Kraus. Dans le Journal d’Arthur Schnitzler, deux évocations de Scheyer m’ont frappé : le 29 mai 1928, Schnitzler déjeune chez le chargé d’affaires de France Clauzel en compagnie de Scheyer. Parmi les invités : l’auteur dramatique Henri-René Lenormand. Schnitzler quitte ce déjeuner en compagnie de Scheyer ; sur la Ringstrasse, ils rencontrent Felix Salten et sa femme ; Schnitzler accompagne Scheyer jusqu’à chez lui, lui dédicace un exemplaire de son roman Thérèse ; puis Schnitzler rapporte que Scheyer se plaint de l’antisémitisme juif du directeur de son journal, Emil Löbl, qui voudrait « aryaniser » sa rédaction. Schnitzler rapporte le 26 janvier 1930 une conversation avec Scheyer à propos de la « méprisable servilité » de Löbl envers les antisémites.
À Paris, ville qu’il connaît bien pour y avoir été correspondant de son journal au début des années vingt, Moriz Scheyer rencontre Henri-René Lenormand au lendemain de la publication du statut des Juifs (3 octobre 1940) : « Pour tout vous dire, je trouve qu’il [le statut juif] est assez doux », déclare Lenormand à Scheyer, et celui-ci continue : « Il le trouva tellement doux, ce “statut juif” qu’en signe de reconnaissance, sans doute, pour cette clémence des Allemands envers ses amis juifs, il se mit à écrire article après article dans les pires journaux nazis français. » Au cours de ses années d’exil en France, Moriz Scheyer rencontre beaucoup de lâches opportunistes et de canailles, mais aussi quelques Français courageux à qui sa femme et lui doivent leur salut.
Convoqué le 13 mai 1941 au poste de police de la rue Lecourbe, « pour examen de sa situation », il doit monter dans un car de la préfecture qui le conduit à la gare d’Austerlitz, où il doit prendre un convoi à destination de Beaune-la-Rolande (Loiret) et du camp de concentration (c’est ainsi que le désigne Scheyer) situé à trois kilomètres du village. Son état de santé s’étant sérieusement dégradé, il est libéré en septembre et retrouve sa femme à Paris. Le 10 novembre, les Scheyer livrent leur sort à un passeur qui leur permet de se rendre en zone libre par Coutras, une station de la ligne Paris-Bordeaux. Ils se retrouvent à Belvès, entre Agen et Périgueux. C’est à Belvès qu’ils font connaissance avec la famille Rispal, à laquelle ils devront leur salut. Condamnés à une amende de 2 460 francs par personne pour séjour illégal à Belvès, les Scheyer partent pour Voiron (Isère) où résident leurs amis Kofler. De là, ils tentent de fuir en Suisse, mais, cette fois, le passeur est un traître sans scrupule qui les abandonne à la gare d’Aix-les-Bains, et c’est par miracle qu’ils reviennent sains et saufs à Voiron. Finalement, la famille Rispal les fait revenir à Belvès et les cache au couvent de franciscaines de Labarde.
Le témoignage de Moriz Scheyer ne raconte pas une histoire exceptionnelle, mais au contraire typique. Combien d’exilés allemands et autrichiens en France ont connu un sort comparable et, trop souvent, une fin tragique ! Malgré son happy end, le livre de Moriz Scheyer est une lecture bouleversante, particulièrement pour un lecteur français qui, à chaque chapitre, mesure l’abîme d’abjection où était tombée la France occupée, et la générosité, l’héroïsme sans phrase, de ceux qui ont sauvé son honneur et la vie de Moriz et Grete Scheyer.