« Si vous avez quelquefois ouy parler de cette plaine de Forest et particulierement de l’agreable riviere de Lignon » : aux marches Est de l’Auvergne, entre le Massif central et le Rhône, se situe l’action de L’Astrée (paru entre 1607 et 1627, le dernier volume étant publié après la mort d’Honoré d’Urfé, puis l’ensemble revu et complété en 1628 par son secrétaire, Balthazar Baro) : une œuvre qui reste la source vivante et vivifiante de notre littérature.
Honoré d’Urfé, L’Astrée, deuxième partie. Édition critique établie sous la direction de Delphine Denis. Champion, 715 p., 22 €
Honoré d’Urfé (1567-1625) ne cesse de rappeler dans L’Astrée la présence physique du Forez, ses eaux, ses bois, sa vie pastorale, de noter avec précision les lieux de l’une de nos plus belles régions, méconnue on ne sait pourquoi, où se dressent encore aujourd’hui, sur la montagne, les ruines des Cornes, premier château médiéval des Urfé, tandis que la plaine s’orne de La Bastie et son style Renaissance italienne. C’est à La Bastie même qu’Honoré d’Urfé a écrit son œuvre et aimé Diane, sa belle-sœur, qu’il épousera, son frère s’étant retiré dans les ordres après l’annulation de son mariage. L’amour et les intérêts se mêlaient dans ces manœuvres de famille.
L’amour est l’âme de L’Astrée, la géographie une de ses composantes, de même que l’histoire : celle d’une Gaule teintée de légendes et de merveilleux, une Gaule du VIIe siècle qui s’éloigne de Rome et se francise. L’Astrée est un peu notre naissance (écrite) d’une nation, et surtout la naissance de la littérature française moderne : tout le XVIIe siècle s’oriente à partir de ce livre et ce siècle, on le sait, a voulu et su orienter nos lettres. Pour ne prendre qu’un exemple, les méandres de l’écriture et des analyses raffinées de L’Astrée font venir d’emblée dans l’esprit du lecteur le nom de Proust. Mère de Proust, L’Astrée est fille de Ronsard (Sonnets et madrigals pour Astrée) dont les éditions posthumes collectives se succèdent en 1597, 1604, 1612 et 1617, années où Honoré d’Urfé écrit son œuvre et reprend et développe en prose comme en vers (son roman est ponctué de poèmes : sonnets, stances, madrigaux, chansons) la tradition des Amours. Sous d’autres angles, d’autres noms peuvent être évoqués, mais L’Astrée est d’abord à sa manière une recherche (après les déchirements des guerres de religion) d’un temps idéal et social perdu. Que ce temps ait existé ou non, qu’importe : il ressort de L’Astrée une proposition de vie fondée sur le jeu, à la fois bien accordé et toujours risqué, des sentiments et des sens : il n’y a pas de sentiment sans une sensualité.
« C’est en vain que l’homme s’efforce contre les ordonnances du Ciel » : Astrée, c’est bien sûr l’astre et le ciel. Toute la vie humaine y est soumise. Tous les sentiments ne sont que les heurts, les apparentes dissonances d’une musique et d’une direction qui échappent à l’homme et que celui-ci doit entendre et prendre à son compte, quand bien même il ne le voudrait pas. « Que ferons nous donc en fin, Silvandre, puis que la poursuitte et la retraitte nous sont également impossibles ? » Ainsi se referme le piège de l’amour, par toute impossibilité hors d’aimer, « sur le bord de la delectable riviere de Lignon ». Et l’amour, dans L’Astrée, c’est d’abord deviser de l’amour, mais pas seulement : les mots sont le courant et le clapotis, le reflet solaire d’une vie sensuelle. Les détours du raffinement conduisent la violence de l’éros. Les cœurs et les corps sont tous susceptibles de l’amour, autant « que le souffre le peut estre du feu ». Un discours où les mots sont aussi chers que la présence. Ils sont chair. Ils sont la présence : l’amour est chair et verbe ; « et par les chemins nous direz s’il vous plaist, pourquoi vos pensées vous devroient estre plus cheres que la présence mesme de celle qui les fait naistre ». L’amour vient par les yeux et se continue par les mots. Honoré d’Urfé en trace les mécanismes sensoriels et d’intellection. Il y a ensemble une grande sensualité et une haute intellection de L’Astrée.
L’amour y est tout autant un rapport de force, être amant est un métier à exercer : « Il faut que celuy qui veut faire ce mestier, ose, entreprenne, demande et supplie : qu’il importune, qu’il presse, qu’il prenne, qu’il surprene, voire qu’il ravisse. » La contrainte et le viol ne sont pas étrangers à l’univers de L’Astrée. Pour autant, les désirs et les effets du corps passent au tamis de l’âme ; « mais il faut que l’âme par apres se tournant sur les images qui luy en sont demeurées au rapport des yeux et des oreilles, les appelle à la preuve du jugement, et que toutes choses bien debatues elle en fasse naistre la vérité ». Difficile de faire naître la vérité dans ce qui est une fête des sens entraînant l’âme « ne pouvant faire divorce d’avec eux », et une défaite de la raison. Il n’y a pas d’autre vérité pour d’Urfé que celle de l’amour : « qu’une personne qui vit sans Amour est miserable, par ce qu’elle n’est aymée de personne ». Ni d’autre loi qui se place tout naturellement au-dessus des lois et qu’« une jeune beauté » d’à peine onze ans est en droit d’aimer et d’être aimée. C’est l’intemporel de l’Amour qui agit sur le temps et c’est le temps d’aimer qui presse les jeunes corps. « Et quand je la pressois et que je lui disois qu’elle m’aymoit en enfant, et que ce n’estoit pas d’Amour. Si fais, disoit-elle, d’Amour ». Et comment vient l’amour, la réponse d’Honoré d’Urfé est simple : par prédestination autant que par désir. « Sçachez, ma belle fille, luy dis-je, qu’avant que vous fussiez née, mon Amour ne l’estoit pas encores, et quand vous vintes au monde, mon Amour y vint avec vous : Et que si vous mourez avant que moy, elle s’enfermera dans vostre tombeau. » Il y a donc un sceau de l’amour, mais cela n’exclut pas les chemins, les couloirs, les dédales du temps, tous les délais que comporte une vie humaine, et qui la dessinent et en forment l’empreinte.
Aussi, l’amour le plus profond n’écarte pas le jeu ni la fidélité l’épreuve recherchée. L’Astrée est un kaléidoscope où se composent toutes les figures d’Éros, qui les tient solidement. Rien ne se défait mais au contraire tout se lie et l’amour lui-même mieux se lit. Il forme l’unique matière des liens sociaux : bergers, bergères et troupeaux n’ont ici aucune réalité économique et sociale. Honoré d’Urfé la relève à peine et s’en désintéresse aussitôt : elle est comme évanescente. La seule réalité pour lui est la réalité érotique, et les liens érotiques apparaissent profonds, ambigus, tendus, exclusifs. L’élan, la séparation, la langueur, le sursaut, la souffrance, la trahison, le détour et le retour sont les ingrédients de rapports exclusivement amoureux où l’amitié même n’échappe pas aux colorations de l’amour. L’entendement s’y trouve « tourné ». Amour et amitié se mêlent et s’affrontent en débat et concurrence. Les rencontres, les choix, les jeux, l’érotisme si prégnant de L’Astrée, tout cela finit pourtant par inscrire un renoncement : « puis qu’une des principales conditions d’un vray Amant est de cherir plus l’honneur de la chose aymée, que sa propre conservation ». Il y a tour à tour des colorations courtoises, chrétiennes et libertines.
Nous sommes aux antipodes de Laclos, sinon dans un Laclos renversé (« encore que ces blesseures soient si sensibles, si aimay-je mieux en estre l’offensé que l’offenseur, et voir en moy les coups de la main d’autruy, qu’en autruy ceux de la mienne ») et, s’il peut y avoir exercice de la force, c’est celle d’une « puissance intérieure » à laquelle il est impossible de résister. Il n’y a pas, en dépit des apparences, de calcul humain dans L’Astrée, mais seul celui du Destin qu’on suit après l’avoir en quelque sorte reconnu dans sa chair. On ne cherche pas à en modifier la direction ou les règles, mais à l’appréhender et à le reconnaître. Le Destin n’est pas tant fatalité que mouvement. Il s’agit de le suivre et de tenir son rôle et sa place. On aime à cause des séparations qui profilent alors autant de sentiers. Mais si l’amour n’est pas d’emblée donné et reçu (fût-ce sous des masques et des feintes), rien ne pourra venir le construire. « Et sois certain que Lignon peut retourner à sa source beaucoup plus aysément que tu ne parviendras à l’amitié de Célidée. » La possibilité ou l’impossibilité de l’amour sont là dès le départ. L’Astrée est le monde du jeu et des obligations mais pas celui de la liberté. Tout est tenu et retenu. Tracé. La raison n’y est « jamais contraire à la nature ». Encore que… Le jeu peut se révéler dangereux et l’arbre être coupé dont on désire le fruit. L’amour s’écarte de l’imprudence qu’il n’aurait pas lui-même suscitée, voire disposée.
L’Astrée est un plaisir de masques et de reconnaissances. Les « desplaisirs » vont à la perfidie, l’amour reste à la clarté. Et aux obligations réciproques. Le devoir fait face à l’offense. Tout amour réciproque est légitime et se justifie. N’est punie que « l’infertile affection » où il n’y a pas réciprocité. La réciprocité en amour est ici garante de l’égalité des sexes. Si « chacun cherche son semblable », chacun cherche aussi son égal. L’amour est alors l’équilibre et l’égalité des cœurs, des corps et des esprits. Comme toute beauté, il « procede de céte souveraine bonté, que nous appellons Dieu, et que c’est un rayon qui s’eslance de luy sur toutes les choses creées ». C’est autant le fil du verbe qui unit les êtres. On retrouve le discours. Et celui-ci éclaire l’épreuve. L’Astrée se veut un guide de la pratique amoureuse, une conduite des sens, des attitudes et de la parole : il est semé de commentaires, de leçons données aux bergers par leur druide. Il en ressort que nul n’est maître de sa volonté, mais « quelque plus haute puissance en dispose comme il luy plaist », le seul pouvoir des amants étant de le reconnaître. Le jeu érotique entre dans le jeu de Dieu. Le christianisme compose avec les religions anciennes, et il reste soumis aux lois tolérantes de la Bergerie, comme émasculé de toute idée de retour à une Saint-Barthélemy. La violence lui est retirée.
Restent le jeu d’Éros et ses compréhensions. Un jeu où la connaissance, la reconnaissance et la duperie font bon ménage « puis qu’au siecle où nous sommes, l’on ne dit pas seulement tout ce que l’on sçait, mais aussi tout ce qu’on s’est imaginé ». L’Astrée, c’est aussi la recréation et le travail du temps : « puisque la goutte d’eau tumbant plusieurs fois sur le rocher, le cave par succession de temps, pourquoy ne dois-je esperer que mon Amour et mes prieres longuement continuées, pourront bien autant sur la dureté de cette Belle ? » C’est dans le jeu « que pour estre aimé, il ne faut point aimer », mais l’amour n’est vérifié et ne se vérifie que par l’amour : L’Astrée monte, montre et démontre pied à pied ses degrés. Tout au long des nombreuses histoires entrecroisées de bergers et bergères, où chaque amour est l’écho, le miroir et une substitution de l’amour premier (Astrée-Céladon), il s’agit de feu qui couve, prend et s’étend, perpétue l’ardeur des amants, dont celle des deux amants originels ; et jamais n’y procède une cendre froide : chaque mot de L’Astrée, si bienséant soit-il, demeure l’étui d’une charge érotique.