Une vie dans le rouge

Dans le Van Gogh de Pialat, apparaît à l’écran la toile qui se remplit, à larges coups de pinceau, d’un bleu vif, lumineux. La peinture s’étend, se répand et l’on entend le bruit de la brosse, et rien d’autre. Dans Le dernier voyage de Soutine, c’est le rouge qui domine : celui du sang des bêtes, celui des glaïeuls et de mains sans grâce.


Ralph Dutli, Le dernier voyage de Soutine. Trad. de l’allemand par Laure Bernardi. Le Bruit du temps, 272 p., 24 €


Le dernier voyage de Soutine s’accomplit ici dans un fourgon mortuaire, entre Chinon et Paris. Soutine souffre depuis longtemps d’un ulcère et la maladie a pris de dangereuses proportions. Il veut se faire soigner dans une clinique de la capitale mais ne peut entrer dans la ville et y être reconnu : on est le 6 août 1943, Soutine est juif, n’a jamais porté l’étoile jaune, a échappé aux rafles, et est recherché. Il meurt le 9, à Paris. Ce que nous lisons est le récit de sa vie, récit désordonné, vécu dans la souffrance des derniers jours par le héros qui se rappelle : visages, lieux, toiles sont les véritables repères. L’écriture de Ralph Dutli suit le rythme chaotique du voyage clandestin, et rend celui, tourmenté, de la peinture de Soutine. Une écriture romanesque qui fait écho à celle du grand biographe de Mandelstam.

C’est donc un mort vivant menacé par les pattes noires de l’occupant nazi qui se souvient : « Seule sa vie lance encore une fois son cri du fin fond de ses souvenirs flottants, dans la douleur endiguée, dans les bribes des anciens désirs, dans la peur des rêves qui continuent à se tisser. » Aux côtés du mourant, Marie-Berthe Aurenche, son ultime compagne. Elle a été celle de Max Ernst, s’est difficilement remise de la séparation d’avec le peintre surréaliste.

Ralph Dutli, Le dernier voyage de Soutine

Soutine n’a jamais aimé le surréalisme ; ils donnent trop d’importance aux rêves, et lui les « haïssait ». Son enfance avait tout d’un cauchemar, dans la Russie tsariste si prompte à tuer, dans d’incessants pogroms. Il est, par ailleurs, le dixième de onze enfants, né à Smilovitchi, un shtetl qui donne moins à rêver que les toiles idylliques de Chagall, son contemporain. S’il prend un crayon pour dessiner, on le punit. L’interdit de la représentation règne dans cette bourgade sinistre et pauvre qu’il fuira dès que possible. Il a figuré un rabbin et se fait frapper par un garçon boucher. Il oubliera Smilovitchi : « Effacer en soi le lieu de l’enfance, que pas une miette, pas un fétu de paille, pas un peu de fumée ne soit sauvé sur la toile. Brûler le néant de l’enfance, l’éliminer de la mémoire. Mettre le feu à la toile de l’enfance. »

Quand il arrive à Paris, il fréquente la Ruche, se lie d’amitié avec Modigliani. Mais d’abord et surtout, il va au Louvre : Rembrandt, Chardin et Corot sont ses maîtres. Il les connaît par cœur, reprend le bœuf écorché de l’un, une silhouette du dernier. Il aime la couleur, « elle est la dernière religion possible ». Soutine se montre insupportable, ne fait aucune concession. Il est capable de vendre la même toile à deux collectionneurs, successivement. Il crève la faim, survit, jusqu’au moment où un galeriste, Zborowski, l’accueille et l’aide, en l’envoyant à Céret, qu’il hait, mais où il travaille : « Les toiles sont les sœurs suppliciées des paysages. De la couleur comme de la lave, vert-orange-rouge, appliquée d’un geste plein de panique et de rage. Des maisons qui vacillent dans le paysage effaré, les fenêtres sont des yeux de fantômes. Des arbres recourbés comme des poulpes avec leurs tentacules. Des rues qui se cabrent. Des talus effondrés, des chemins fouettés par le vent, bossus, crevassés. »

Ralph Dutli, Le dernier voyage de Soutine

Soutine peint par séries. Il peint des paysages, des natures mortes et surtout des animaux de boucherie, des portraits d’anonymes, souvent des cuisiniers, pâtissiers, gens de peu qui travaillent de leurs mains. Parfois des enfants, qu’il fait longuement poser, comme Paulette Jourdain. Faire ainsi attendre, et attendre soi-même, c’est pour le peintre le moyen d’atteindre ce qui est derrière, cet invisible qu’il traque et qui transforme les enfants en « fœtus fripés trop tôt projetés dans le monde ». Il est rarement satisfait de son travail et brûle beaucoup de toiles, quand il ne les a pas déchirées à coups de couteau avant. Et pourtant, certaines œuvres le sauvent, d’abord de la misère et de la faim. Un riche collectionneur américain a le coup de foudre pour un tableau représentant un petit pâtissier. La couleur, surtout : « Rouge, un festival débridé de rouge, vermillon, carmin, pourpre, amarante, cerise, garance, écarlate, rubis… »

Soutine se métamorphose ; l’homme à l’apparence repoussante, qui aimait sentir mauvais pour déranger, devient élégant, fréquente les bons restaurants. Il habite souvent dans l’Indre, y peint des poulets accrochés à la porte, vieille réminiscence d’un rite juif connu dans l’enfance. Il peint des portraits. Pendant quelques années, il connaîtra l’aisance, avant que la guerre ne le renvoie à sa condition d’exilé et de fugitif. Au début de la guerre, il part à Civry-sur-Serein, dans l’Yonne. Il voudrait échanger ses toiles contre du lait, seul remède acceptable pour soigner l’ulcère. Les paysans refusent sa proposition. Il change de lieu, peint une mère et son enfant : « Le regard de la mère glisse vers le sol brun sale. Ce qu’elle porte autour de ses yeux, ce ne sont pas les cernes de l’épuisement, c’est l’ultime absence de perspective. L’œil gauche surtout est souillé d’un sombre cercle d’infortune, il se noie dans la couleur du malheur. » Il est rare qu’un portrait ne soit pas, pour partie un autoportrait.

Et c’est le blanc, celui d’un autre monde que le narrateur évoque sous la figure du docteur Bog, qu’hallucine Soutine dans son dernier voyage. Le blanc du lait, celui des nuages, d’une éternité à venir. Ce Bog à qui il s’adresse, c’est le dieu de son enfance, un dieu avec lequel il pourrait se réconcilier, quand la morphine qu’on lui injecte pour soulager la douleur le rend serein. Un état qu’il a rarement connu. Ce n’était pas dans ses catégories de pensée : « Il ne s’agit pas de bonheur ou de malheur. Il s’agit de couleur ou de non couleur. » Sa vie est tout entière dans le rouge et la lumière, tourmentée.

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