On réédite Denis Roche, le poète-photographe-éditeur mort en 2015 à l’âge de soixante-dix-sept ans. Après le très élégant Boîtier de mélancolie à la fin de l’année dernière chez Hazan, c’est La disparition des lucioles, une série d’essais sur la photographie réunis dans un livre publié pour la première fois en 1982, qui reparaît au Seuil. Incisif et instructif.
Denis Roche, La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique). Seuil, coll. « Fiction & Cie », 204 p., 25 €
Rien n’a changé, ou presque. À peine remarque-t-on que l’éditeur n’est plus le même (Denis Roche retrouve sa collection, « Fiction & Cie », son « lieu », comme il est dit sobrement en quatrième de couverture). Pour le reste, caractères rouges et noirs, une photographie, certes autre, et quelques mots qui courent tout autour ; un centimètre et des poussières de largeur en moins peut-être, mais toujours la même hauteur : de vue, cela va sans dire !
Quand paraît pour la première fois La disparition des lucioles, en 1982, la photographie n’a pas encore tout à fait pignon sur rue. On en parle, un peu, on l’expose, pas toujours très bien, on la regarde de trop près ou de très loin, on la compare quand on ne la fait pas tout bonnement comparaître : image-témoin, rien de plus, image-coupable, rien de moins. Pour le dire autrement, on la cuisine sans trop savoir comment l’assaisonner. L’arraisonner. Il y faudrait un écrivain. Mais qui ? Denis Roche ? Denis Roche, donc : « Et je disais à B. qu’il me paraissait urgent qu’un écrivain, précisément un écrivain, y allât voir de plus près dans ce bizarre ménage à trois que sont en train de former Madame Littérature, Monsieur Peinture et Miss Photographie en tâchant enfin de considérer la Miss en tant que telle… »
En dix-sept « chapitres » aussi denses qu’enlevés (entretiens à bâtons rompus, préfaces à toute vitesse, extraits de livres à paraître ou jamais parus, pages de journal intime, photos en abyme et photos abîmées…), celui qui a déjà miné la poésie (« inadmissible », comme chacun s’en souvient) s’attaque à l’image dite fixe. L’entrée en matière est générale et péremptoire : « Il y a une “littérature” de la peinture, et vice versa ; une “littérature” de l’histoire, et vice versa ; une “littérature” de la politique, et vice versa ; une “littérature” de la religion, et vice versa ; une “littérature” de la psychanalyse, et vice versa ; il y a même une “littérature” de la littérature, et vice versa. Mais de même qu’il ne saurait y avoir de photographie de la littérature, il ne saurait y avoir de “littérature” de la photographie, car la “littérature” de la photographie, c’est la photographie elle-même. »
La suite est à l’avenant. L’auteur nous expose autant qu’il nous impose ses vues, disserte, preuves auto-photographiques à l’appui, sur le cadre coupant, le temps qui s’y agrège et se désagrège, le montage et sa part obscure, le ratage, la surface et son langage, bref, toute une panoplie de signifiants fétiches qui deviendra, presque du jour au lendemain, le discours courant de la photographie.
Car c’est là tout de même la grande réussite de ce livre : avoir posé d’emblée une équivalence entre l’image et la théorie, un certain faire et un certain dire. Voyez d’abord le texte 1, « Aller et retour dans la chambre blanche ». Tout y est. L’auteur, son texte et la photo. Fondu. Confondu. Enchaînés. Comme d’ailleurs Françoise, sa femme, et le photographe, qui s’aperçoivent dans un miroir sans fin. Passez ensuite au texte 2 : eh bien, justement, non, ce n’est pas un texte, une proposition photographique plutôt : « Hommage à Wittgenstein ». Rien n’aura lieu qu’un appareil photo dans un paysage. Et puis continuez : des mots encadrés comme une photo qui s’arrêtent au bord du vide (« Pour saluer Manuel Álvarez Bravo »). Et puis des extraits de planches-contacts commentées, disséquées, argumentées (le très mystérieux chapitre « Comment j’ai écrit tous mes livres »). Et puis. Et puis. Reflection is réflexion.
Tel mouvement de la pensée, reprise, arrêt sur image, reprise, arrêt… ne vise à rien d’autre qu’à atteindre le nerf de la photo, non pas simplement sa forme, mais sa force, entièrement nouvelle par rapport aux autres images. Ne plus chercher à distinguer la trame, mais plutôt éprouver ce qui se trame. Faire l’épreuve d’un temps autre, d’un autre temps : inouï. Épreuve que Denis Roche ne cesse de répéter (le mot s’impose), à tout bout de champ (l’expression s’impose) : « Dans une photo “on y passe” au sens populaire du terme, c’est-à-dire qu’on y meurt. On se signale à l’intérieur de la photo comme faisant partie du moment qui passe, qui est détruit, et donc on photographie cette destruction. La photo est un objet mortifère terrifiant. Je connais des gens qui se sont suicidés en se photographiant tous les matins dans leur glace. Si chaque matin on se prend en photo dans la glace, on se suicide effectivement un jour. »
Avec le recul, il ne fait guère de doute que Denis Roche a pris le contre-pied des thèses développées deux ans auparavant par Roland Barthes dans La chambre claire. De fait, en privilégiant une théorie de l’acte plutôt que du regard photographique, il est parvenu à déplacer de manière sensible le centre de gravité de l’image fixe : de « l’intraitable réalité » à la vérité instantanée de la photographie.
Le reste, évidemment, est… littérature.