Comme Robert Walser, autre immense artiste suisse catalogué comme délirant, le dessinateur et peintre Louis Soutter (1871-1942) a passé près de vingt ans dans l’asile où sa famille, exaspérée de ses frasques financières, l’avait relégué en 1923, à cinquante-deux ans. C’est dans la perte d’autonomie que le romand Soutter découvrit et poussa jusqu’à des sommets sa vocation d’artiste, alors que l’œuvre de l’écrivain d’origine alémanique Robert Walser précède son enfermement, et que ses interminables dernières années (1929-1956) sont stériles.
Michel Layaz, Louis Soutter, probablement. Zoé, 237 p., 17,50 €
Terribles destinées parallèles, non pas semblables toutefois, bien que les deux proscrits de l’intérieur partagent certains traits, un souci maniaque de l’élégance vestimentaire notamment, que la riche famille de Soutter lui permit de mener à l’extravagance, jusqu’au point de rupture inévitable. Mais Walser, atteint de schizophrénie, semble bien avoir été un réel malade mental quand Soutter ne fut sans doute qu’un inadapté total, incapable de se plier longtemps à aucune des règles de la vie en société, ni à celles du mariage (en décembre 1902, il a quitté son épouse américaine), ni à celles exigées par une carrière mondaine (abandonnant Madge qui, fort soulagée, divorcera aussitôt, il renonce aussi à la belle situation de musicien et déjà peintre que sa femme lui avait ménagée à Colorado Springs), ni aux obligations du violoniste vedette que cet élève préféré d’Eugène Ysaÿe aurait dû accepter pour se faire une place durable dans les nombreux orchestres d’Europe qu’il fréquente à son retour.
Suivent donc, de la trentaine à la cinquantaine, deux décennies d’errance dans des formations symphoniques de moins en moins prestigieuses, des grandes scènes aux palaces locaux, puis aux arrière-salles, et Soutter continue de dégringoler dans l’estime de sa famille, qui enfin le chasse. Après un départ en fanfare, jamais plus le succès ne le rejoindra, et il mourra seul à l’asile, une nuit d’hiver, n’ayant rencontré sur son ultime parcours, celui du dessinateur à l’encre de Chine, compulsif et possédé, que des encouragements sporadiques (artisans compatissants et, tout de même, son cousin Le Corbusier, ou Jean Giono, ou certains mécènes séduits par son étrangeté, mais jamais assez pour vouloir franchir, en sa faveur, le pas décisif).
On comprend que cette destinée à rebondissements, dont chacun rapproche un peu plus de la chute, cette trajectoire descendante, si follement romanesque et si tragique, celle du « pornographe » dont les femmes nues, analogues en cela à celles de Schulz, exercent sur le mâle une domination absolue, aient littéralement fasciné un écrivain contemporain aussi soucieux que Michel Layaz à la fois de rendre justice à un authentique artiste maudit et d’inscrire la gloire posthume de son héros sur le fond d’une peinture du conformisme castrateur existant en Suisse romande au cours d’Années folles qui ne le furent peut-être qu’ailleurs.
On pouvait craindre néanmoins quelque emballement d’écriture dans l’évocation contrastée de la splendeur d’une création libérée des contraintes sociales par la poussée irrésistible du génie et de grands et petits-bourgeois étriqués, avides de respectabilité, obéissant, parce que cela fournit un alibi commode à une fondamentale pingrerie, aux facilités offertes par un calvinisme confit. Il est si étrange, au fond, et si périlleux, de plonger dans les documents afin d’en tirer, non une biographie linéaire, théoriquement exhaustive, chargée de références, mais la tentative de faire revivre, au plus près de la sensibilité d’un individu d’exception – de ce qu’on en devine –, l’histoire intérieure du processus hallucinatoire d’une création hors normes, qui s’achève par des traits effectués au doigt trempé dans l’encre !
Tout est affaire alors de délicatesse de touche, et l’échec est pratiquement programmé. C’est pourquoi le lecteur – surtout celui que le genre de la biographie non conventionnelle met d’emblée sur ses gardes – aborde l’entreprise avec un préjugé disons circonspect. Puis il lui arrive, parfois, d’être agréablement surpris. Or, c’est le cas ici. L’auteur, dont il arrive que le style s’alourdisse un peu d’éléments superfétatoires (abus des « ne » explétifs, en particulier), montre un remarquable sens des proportions dans la satire. Mesuré en tout, il n’accable ni Madge, l’épouse délaissée, ni les proches pour lesquels Louis Soutter était assurément ce que Rabelais appelle si joliment un « empêche de maison », et qui n’avaient aucun moyen, vu leur culture étroite, d’extraire la quintessence des gribouillis insensés de leur parent (Soutter et son « art brut » auraient dû rencontrer un Rouault, un Dubuffet, un Giacometti), ni même cette demoiselle Tobler au nom de chocolat, gardienne et dragon de l’asile de Bellaigues, dans le Jura, qui laisse vagabonder Soutter, un marcheur aussi frénétique que Walser depuis son propre asile de Herisau, dans l’Appenzell.
Ayant lu ce beau livre, où l’indignation contre les causes objectives d’une vie et d’une œuvre gâchées apparaît en filigrane de tous les épisodes sans jamais ternir la lucidité d’analyses tenant compte honnêtement des raisons de chacun, aurez-vous toutes les clés pour ouvrir les tiroirs secrets d’une production foisonnante et dérangeante ? Non, bien entendu. Devant un dessin de Soutter, comme devant une des compositions de Bruno Schulz pour le formidable Livre idolâtre (Denoël, 2004), on se plante tout simplement et on se laisse séduire ou non. Schulz me semble plus immédiatement accessible, peut-être parce qu’il n’était absolument pas fou, ni même le moins du monde dérangé (c’était l’univers autour de lui, pourri par le nazisme, qui était fou à lier). Soutter à mes yeux est plus rugueux, il ne me tend pas la main. La lui a-t-on tendue, à lui ? Et y a-t-il quelque chose à comprendre en matière de fascination ?