L’humour froid de Magritte

Didier Ottinger construit une remarquable présentation, clairvoyante et subtile, de nombreuses œuvres de Magritte (des peintures, des gouaches). Il organise cinq espaces et les œuvres respirent. René Magritte (1898-1967) donne à voir les rideaux, les ombres, les lettres articulées des mots, les flammes, les corps fragmentés, les hiéroglyphes, les fenêtres, les quatre éléments de la Nature, les cavernes…


Magritte : la trahison des images. Centre Pompidou. 21 septembre 2016- 23 janvier 2017

Catalogue de l’exposition. Sous la direction de Didier Ottenger. Éd. du Centre Pompidou, 224 p., 165 ill. couleur, 39,90 €

René Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier. Flammarion, 764 p., 30 €


Selon Bernard Blistène (directeur du Musée national d’art moderne), Magritte aura été un très grand peintre figuratif de la pensée abstraite. Il aura offert de multiples faux miroirs, des représentations fallacieuses, des allégories ironiques. Son humour froid désoriente. Lorsque Alain Robbe-Grillet regarde La belle captive de Magritte, il affirme : « Je comprends aussitôt que c’est un piège. » De façons très différentes, Magritte et Max Ernst imagine les ruses de la peinture ; leurs tableaux sont des chausse-trappes, des pipeaux, des panneaux, des miroirs aux alouettes, des traquenards. Tu penseras alors à l’une des définitions de la Beauté (assez rarement citée), lorsque Lautréamont écrit dans Les chants de Maldoror (1868-1869) : « Beau […] comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs, indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ».

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René Magritte, « L’ellipse », 1948 © Photothèque R. Magritte / Banque d’Images, Adagp, Paris, 2016

Et Lautréamont a donné aussi une définition très connue de la Beauté : « Et il est beau surtout comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »… Or, Lautréamont découvre les « rencontres fortuites » d’objets très différents tandis que Magritte peint les rencontres nécessaires et inévitables des objets contradictoires. Par exemple, il choisit la confrontation réglée d’un verre d’eau et d’un parapluie.

Alors, André Breton observe le cheminement de Magritte qui refuse tout automatisme et qui invente son surréalisme particulier et ordonné. Selon Breton, la démarche de Magritte serait « non automatique, mais au contraire pleinement délibérée ». Depuis son exil américain, dans Genèse et perspectives artistiques du surréalisme (1941), Breton apprécie la spécificité des recherches picturales de Magritte : « Il a abordé la peinture dans l’esprit des “leçons de choses” et sous cet angle a instruit le procès systématique de l’image visuelle dont il s’est plu à  souligner les défaillances et à marquer le caractère dépendant des figures de langage et de pensée. Entreprise unique, de toute rigueur, aux confins du physique et du mental, mettant en jeu toutes les ressources d’un esprit exigeant pour concevoir chaque tableau comme le lieu de résolution d’un problème. » Méthodique, judicieux, systématique, Magritte pose les problèmes d’une fenêtre, d’une ombre ou d’une nudité ; il enseigne des « leçons de choses » ; il imagine des jeux sérieux, rigoureux. Ses questions sont des énigmes, des rébus. Sa quête est tantôt ludique, tantôt grave…

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René Magritte, Les vacances de Hegel, 1958 © Photothèque R. Magritte/Banque d’Images, Adagp, Paris, 2016

Ainsi, un parapluie et un verre d’eau s’approchent, se touchent, dialoguent. Ce tableau s’intitule Les vacances de Hegel (1958). Hegel n’est pas, à ce moment, présent dans sa bibliothèque, dans un amphithéâtre ou à son bureau ; il s’agit plutôt de vacances, de détente, de loisir. Il se promène probablement sous le ciel, dans la nature. Hegel peut à la fois boire l’eau d’un verre et écarter l’eau de pluie. Le parapluie pourrait protéger l’extérieur du philosophe ; le verre pourrait arroser l’intérieur du corps. Selon Hegel, la dialectique est « la marche de la pensée qui reconnaît l’inséparabilité des contradictoires (thèse et antithèse) ». Et la pensée circule par des thèses, des antithèses, des synthèses successives…

Cette exposition féconde du Centre Pompidou s’intitule Magritte : la trahison des images. Les images trompent et découvrent ; elles dissimulent et dévoilent ; elles égarent et révèlent ; elles mentent et déchiffrent ; elles dupent et repèrent ; elles déguisent et mettent au jour ; elles bernent et dénoncent ; elles feignent et avouent. En 1929, Magritte peint La trahison des images… Une pipe est une image représentée, et l’inscription (la légende) note : « Ceci n’est pas une pipe ». Sans cesse, les images et les mots combattent, sont aux prises, s’escriment, se mesurent, s’épient, se trahissent…

Chez Magritte, les titres jouent un rôle important. Après avoir achevé ses tableaux énigmatiques, il les soumet à ses amis, qui inventent avec lui des titres poétiques et troublants. Ces titres seraient des fables sans moralité, sans conclusion. Ces titres seraient des écrits ébauchés et saugrenus. Ou bien ils seraient des démonstrations surprenantes, ou encore des axiomes irrationnels. Chaque image est alors baptisée, nommée.

Ainsi, tels titres évoquent certains cours de philosophie : La lampe philosophique (1936), Éloge de la dialectique (1937), La voix de l’absolu (1955), Tentative de l’impossible (1928), Le principe d’incertitude (1944)… Par exemple, La voix de l’absolu est une rose peinte au centre de l’univers.

Magritte représente un immense œuf qui est prisonnier dans une cage ; en hommage à Goethe, ce serait Les Affinité électives (1932). Ou bien, une girafe se plonge dans un grand verre : c’est Le bain de cristal (1946).

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René Magritte, Les promenades d’Euclide, 1955 © Photothèque R. Magritte/Banque d’Images, Adagp, Paris, 2016

Dans tel tableau, une locomotive traverse la cheminée d’une chambre intime ; ce serait La durée poignardée (1938)… Pour l’enseignement des sciences, ce serait L’arbre de la science (1936), ou bien Les promenades d’Euclide (1955). Ou encore, ce serait La magie noire (1934). Et aussi, Magritte s’interroge sur le hasard : La lumière de la coïncidence (1933) et La réponse imprévue (1933)…

Dans la salle 3 de l’exposition, tu liras l’invention de la peinture. Pline l’Ancien (23-79) dans son Histoire naturelle, évoque l’amour de la fille du potier de Sicyone : « Amoureuse de son amant qui partait pour un lointain voyage, elle dessina par des lignes l’ombre de son visage projeté sur une muraille par la lumière d’une lampe. Puis le père appliqua de l’argile sur le profil dessiné ; il en fit le portrait sculpté qu’il mit au feu avec ses autres poteries. » L’amour du jeune homme absent serait à l’origine de la peinture.

Ou bien, dans la salle 5, Platon a suggéré, dans La République (livre VII), les prisonniers d’une vaste caverne qui ne perçoivent que les ombres des objets projetés par un feu. À plusieurs reprises, Magritte a illustré la fable platonicienne.

Ou encore, Magritte multiplie les rideaux, le trompe-l’œil et une beauté composite. Tu découvriras d’autres textes de Pline l’Ancien. Tu apprendras la joute de deux peintres virtuoses de la Grèce antique : Zeuxis et Parrhasios, leur rivalité…

Sans cesse, Magritte imaginait mille et une fables, les énigmes, les fleurs de l’abîme.


À la une : René Magritte, Variante de la tristesse, 1957 Huile sur toile, 50,2 x 60,3 cm. Kerry Stokes Collection, Perth © Kerry Stokes Collection, Perth / Photo : Acorn, Photo, Perth. © Adagp, Paris 2016. © Photothèque R. Magritte / BI, Adagp, Paris, 2016.
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