De Platon à Hollywood, de Freud aux chansonnettes, des grands romans aux plus mauvais, l’amour est partout. En philosophe, en manieur de concepts, Francis Wolff – après les récents travaux de Jean-Luc Nancy, de Jean-Luc Marion, d’Alain Badiou, de Ruwen Ogien – se demande, à son tour, « qu’est-ce que l’amour ? ». Ce petit livre, dense et allègre, nous en apprendra plus que bien des ouvrages pesants et contournés.
Francis Wolff, Il n’y a pas d’amour parfait. Fayard, 72 p., 5 €
Érudit, Francis Wolff a écrit récemment Pourquoi la musique ? et il vient de republier Penser avec les anciens. Ici, ce chercheur se souvient de ce que, si toute définition est générale, chaque amour est particulier. Il sait aussi que, comme l’Être chez Aristote, l’amour se dit en plusieurs sens. Sous ce rapport, notre auteur distingue – comme le faisait les Grecs – la philia (l’amitié forte), l’eros (le désir sexuel, le libidinal) et l’agape, l’amour du prochain, la « charité ». Pourtant, ces divers types d’amour relèvent-ils du même terme ? L’amour d’un enfant, d’un amant ou du prochain ont-ils quelque chose de commun ? Les différentes amours des amoureux sont-elles apparentées sans toutefois se réduire à un commun ultime ? Et quoi penser de celui qui – c’est le même mot – aime le nougat ? Le grand Shakespeare n’éclaire guère le philosophe quand Roméo déclare que « l’amour est une fumée faite de la vapeur des soupirs » (Love is a smoke raised with the fume of sights). Certes, Spinoza se révèle moins obscur quand il avance que « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure ». Néanmoins, Wolff, entendant serrer son objet au plus près, ne craint pas d’emprunter à la philosophie analytique dans sa définition conative (l’amour nous fait faire des actions), tout autant que dans sa définition affective (l’amour nous fait éprouver des sentiments)…
En tout état de cause, l’amoureux est loin de vouloir toujours le bien de l’aimé. Comment ne pas penser aux amants de Qui a peur de Virginia Woolf ?, à ces blocs en fureur – si bien incarnés par Elisabeth Taylor et Richard Burton – qui ne cessent de se quereller ? Dans ces joutes verbales, les amants d’Albee (ils portent les prénoms de Martha et de George, ceux des époux Washington) ébranlent autant le couple que le rêve américain. Bref, comme le Wittgenstein qui recherche un « air de famille » aux individus réunis sur une photo rassemblant les générations, notre auteur se demande si les différentes acceptions du terme amour sont plus ou moins apparentées, même si elles n’ont, au sens strict, rien de commun entre elles. Tout bien pesé, il s’agit de clarifier les notions, de définir, de catégoriser sans essentialiser. Et, sous ce rapport, la partie est loin d’être simple car, jusque dans le crime, le jaloux Othello est furieusement amoureux de Desdémone.
Autrement dit, sans sociologisme (sans tout réduire aux histoires de chaussettes et de classes sociales), il convient, ici, de tenter de déchiffrer les chimies de l’amour, ses combinaisons, ses valences, sans en donner une définition abstraite, figée. Pour ce faire, la littérature nous offre les délices de ses meilleurs récits. Analyser l’amour, ce sera donc y repérer sans hiératisme (tout bouge sans cesse) trois dimensions toujours présentes dans des proportions diverses : le passionnel, l’amical, le désirant. Ces trois pointes d’un triangle ordonnent une carte du tendre. Sans se compléter, sans se neutraliser, ces affects tirent à hue et à dia, organisant par là le charme des histoires. Du côté de l’amical, on peut rencontrer des amours sereines, calmes, des Paul et Virginie (avant le drame). Quand on se rapproche du passionnel, on croise les amours exaltées, fiévreuses, des Roméo et Juliette. Du côté du désirant, du charnel, souvent asocial et transgressif, on rencontrera des Tristan et Iseult fusionnels, indécollables.
Il s’agit là de tendances, fragiles, toujours en combinaison autant qu’en décomposition. L’amical peut se nouer en doux commerce : « c’est mon ex », le passionnel osciller entre un « ni avec toi », « ni sans toi ». Le charnel peut se tarir parfois (le « elle n’était pas mon genre » de Proust). Toutes les figures, tous les mélanges, sont possibles. En outre, il est difficile – et c’est là que le déchiffrement s’avère éclairant – d’imaginer un amour sans désir, sans amitié ni passion. L’érotisme passionnel pur (L’empire des sens ou Phèdre) abolit l’autre. Cependant, un amour sans aucun désir est, lui, difficilement concevable. Toutefois, comment penser un amour dans le registre du pur amical, sans aucune passion ? Certes, on connaît le sexuel cool (« c’est ma copine, on ne se prend pas la tête »), néanmoins les sex friends contemporains n’offrent-ils pas des simulacres d’amour ?
Au fond, la typologie de Wolff sent bien qu’on lui opposera toujours des contre-exemples. Qui n’a rencontré des aventures amoureuses (sans passion), des amours dites platoniques (sans désir, sans lien charnel), des amours pathologiques (sans amitié). En l’espèce, nous voilà devant la complexité amoureuse car, à la réflexion, s’il est parfois réciproque – rarement symétrique – l’amour ne va pas sans désir de réciprocité…
En réalité, le désir veut l’autre en tant qu’autre (il explore la différence). L’amical exige lui une relation (je choisis l’ami « parce que c’est lui, parce que c’est moi »). Quant au passionnel, il est, bien entendu, prêt à aliéner toute liberté. Les aventures du cœur naissent de ces tiraillements et les couples installés n’offrent guère matière au romanesque. Il n’y a plus rien après le « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». En dernière instance, l’amour s’avère toujours instable. En effet, si l’amitié est relation, le désir, disposition, la passion, elle, est un état, une brûlure mobile. Mouvant, l’amour ne cesse d’entrechoquer ses composantes toujours contradictoires. Chacun sait – L’Être et le néant nous le raconte – que je recherche l’aimé comme libre et mien à la fois. Sartre montre bien que « c’est de la liberté de l’autre en tant que tel que nous voulons nous emparer… Celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé… Il ne veut pas posséder un automatisme… Ainsi, l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose… Il veut posséder une liberté comme liberté ». On sait aussi que le désiré peut n’être pas aimable du tout, mais qu’on l’aime quand même. Fréhel chantait :
« C’est un vrai gringalet,
aussi laid qu’un basset,
mais je l’aime… ».
Enfant de Bohème, l’amour – fou ou pas – est aveugle. Et si trop de passion tue l’amour, le défaut de passionnel nous renvoie tout de suite à la tiédeur de « l’ami-ami ».
En nous promenant dans les labyrinthes de l’amour, Wolff, sans jamais se faire normatif ni psychologisant, souligne les mille manières dont les atomes amoureux entrent, sans cesse, en collision. On retrouve là une interrogation anthropologique : pour faire de l’humain, il faut de la communauté politique (la cité), de la communauté maximale (l’humanité), mais également la possibilité de la communauté la plus simple, la plus élémentaire, à savoir l’amitié. En dernière instance, l’amour nous met en face d’une tripartition. Le désir renvoie au vivant, la passion à l’agent, l’amitié à un début de lien social. A ce stade, instables, hétérogènes, les amours, grandioses ou dérisoires, nous font toucher l’un des moteurs de nos vies. Avec délicatesse, les fines catégories du philosophe nous invitent à écouter les musiques de nos expériences, à les croiser à celles des autres. En philosophe, Francis Wolff se souvient du Descartes, enfant, qui aimait une fille qui louchait (« Si bien que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres »). Dans cette veine cartésienne, Francis Wolff souligne aussi que l’amour nous donne une preuve vécue de l’unité absolue de l’esprit et du corps. En effet, quand j’ai mal ou quand j’aime, je sais (en tant qu’esprit incarné) que je ne suis pas logé dans mon corps comme un pilote dans son navire. À pas de colombe, sans formule, mais en forgeant des catégories, cette promenade plaisante nous fait éprouver, grâce à cent exemples, les ruses d’une expérience qui nous fait humain.