Le succès du pragmatisme tient au fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une philosophie, mais d’une méthode et d’un style de pensée, qui s’est appliqué aux sciences sociales, à la politique, à l’éducation et à la vie artistique. Mais que reste-t-il aujourd’hui de ses principes, et en eut-il jamais ? N’est-il pas pour la pensée comme du blob, cette substance molle et informe qui se répand partout ?
John Dewey, L’influence de Darwin sur la philosophie, et autres essais de philosophie contemporaine. Traduction sous la direction de Claude Gautier et Stéphane Madelrieux. Gallimard, 345 p., 28 €
Francis Chateauraynaud et Yves Cohen (dir.), Histoires pragmatiques. Ehess, coll. « Raisons pratiques », 385 p., 26 €
Benoît Gaultier, Qu’est-ce que le pragmatisme ? Vrin, 126 p., 8.50 €
Au début, le pragmatisme était une métaphysique, celle que construisit Charles Sanders Peirce sur la base d’une logique et d’une théorie de la connaissance complexes qui empruntaient à la fois à Kant, à Hegel, à la pensée écossaise du sens commun, à l’évolutionnisme et au positivisme. Avec William James, le pragmatisme devient une doctrine où l’action prend le pas sur la connaissance, et où la vérité est définie par ses effets pratiques. Avec Dewey, le pragmatisme prend la forme d’une théorie générale de l’expérience fondée sur une conception sociale de la pensée et trouvant son aboutissement dans une philosophie de l’éducation et de la démocratie. Bien d’autres thèses et courants s’associèrent aux thèmes pragmatistes, chez G. H. Mead et l’école de Chicago, chez Charles Morris, chez Pietro Sraffa et Ramsey à Cambridge, et finalement chez Richard Rorty, qui développe les thèses pragmatistes avec des accents postmodernes, puis avec Robert Brandom, qui reconstitue une synthèse hégélienne dans un contexte post-analytique, ou avec Hilary Putnam, qui les utilisera pour formuler son « réalisme à visage humain ».
Si l’on essaie de trouver une cohérence, un fil commun dans toutes ces doctrines, on aura du mal. D’un côté, le pragmatisme, essentiellement chez Peirce, est une métaphysique, qui repose sur un réalisme des universaux, une théorie de la croyance comme disposition à l’action, une théorie de la vérité comme limite idéale de l’enquête scientifique. De l’autre, nombre de pragmatistes proclament leur opposition à la métaphysique et à l’ontologie, disent que la croyance peut être volontaire, et assimilent la vérité à l’utile et au vérifiable. Les seules thèses communes semblent être : le primat de la pratique sur la théorie, le rejet de la quête de certitude, et l’idée que l’être humain est essentiellement le membre d’une communauté. Ces thèses sont souvent peu compatibles entre elles (par exemple, comment la croyance peut-elle à la fois être une disposition passive et un acte mental volontaire ? comment le pragmatisme peut-il à la fois être une métaphysique et rejeter toute ontologie ?) ; mais cela ne semble pas inquiéter leurs défenseurs, qui mettent en avant l’idée que le pragmatisme n’a pas vocation à être une théorie, mais essentiellement une pratique, scientifique et sociale. Contre les philosophies européennes pour lesquelles l’individu prime, qui sont à la recherche de certitudes et de fondations, le pragmatisme est apparu comme la philosophie du Nouveau Monde, une philosophie d’ingénieurs et d’expérimentateurs (les mauvaises langues diront de businessmen). Il y eut cependant des émules européens : en France, Bergson (qui voyait en James un allié), Georges Sorel, qui y nourrit son anti-intellectualisme, en Italie des penseurs comme Vailati et Papini, en Angleterre F. C. Schiller et Ramsey, en Allemagne Nietzsche et Scheler. Le pragmatisme est un ensemble disparate : à la fois subtil par la variété des courants et philistin par son mépris de la spéculation et son culte de la pratique. L’expression, jadis utilisée par René Berthelot, de « romantisme utilitaire » reste juste [1].
Depuis plusieurs années, la philosophie de Dewey, jadis parent pauvre du pragmatisme, a fait l’objet de nombreuses traductions, notamment sous l’influence de Jean-Pierre Cometti, qui, à la suite de Rorty, voyait en lui le philosophe par excellence de la post-métaphysique. Le présent volume contient une série d’essais réunis en 1910 par l’auteur d’Experience and Nature. Ils visent tous à critiquer des conceptions philosophiques que Dewey jugeait trop idéalistes, ou basées sur des conceptions selon lui erronées de l’expérience et de la croyance. Dewey y plaide pour ce qu’il appelle une « reconception » et une « reconstruction » de la philosophie traditionnelle cartésienne ou hégélienne, mais aussi, radicalisant les thèmes du pragmatisme antérieur – celui de Peirce et de James –, pour une forme radicale de pluralisme, de relativisme, et de naturalisme, fondée, comme l’essai-titre l’annonce, sur une relecture du darwinisme. Ainsi que le soulignent Claude Gautier et Stéphane Madelrieux dans leur postface, le but de Dewey est à la fois de rejeter un certain nombre de doctrines philosophiques – l’ontologie traditionnelle, l’intellectualisme, le fondationnalisme, le dualisme – et de dépasser les oppositions traditionnelles entre réalisme et idéalisme, esprit et corps, empirisme et rationalisme, naturalisme et finalisme, sujet et objet.
Dewey revendique le primat de l’expérience quotidienne sur l’interrogation théorique, de l’expérimentation scientifique sur la spéculation, et de la société sur l’individu. La philosophie doit être le prolongement de la vie et de ses conflits, plutôt que de s’opposer à elle par ses abstractions. La vérité « s’éprouve » et se vit et n’est pas une norme. Du vivant de Dewey, ces thèses furent plus influentes en sociologie et en pédagogie, et en politique, qu’en philosophie. À un siècle de distance, elles ont aussi conquis la philosophie. Quel penseur aujourd’hui ne rêve d’être à la hauteur des défis de la vie quotidienne et de la pratique ? Le succès de Dewey tient au fait qu’il conforte la méfiance de notre époque pour la théorie, et qu’il nous propose une redéfinition radicale des tâches de la philosophie.
Le problème des « reconceptions » des pragmatistes est qu’on ne sait pas très bien ce qui se trouve redéfini et comment, ni, quand ils nous disent avoir dépassé les oppositions traditionnelles, si elles l’ont été vraiment. Dans les discussions classiques, c’était déjà le cas pour la notion de vérité : si l’on redéfinit la vérité par ses effets ou comme ce qui s’éprouve, parle-t-on encore réellement de la vérité ? Si l’on dépasse le réalisme et l’idéalisme, le résultat est-il une forme de réalisme ou une forme d’idéalisme ? À force de vouloir dépasser les distinctions, n’aboutit-on pas à une doctrine indistincte et molle ?
On ne peut manquer d’avoir cette impression quand on lit Histoires pragmatiques, qui réunit des travaux attestant « d’une multiplicité de démarches pragmatiques au sein des sciences sociales ». Mais les directeurs du volume nous mettent en garde : il ne s’agit pas d’unifier ces démarches sous une bannière philosophique, mais d’interroger l’usage de la notion de « pratique » en sciences sociales. Depuis longtemps, les sciences sociales se sont détournées des conceptions cherchant à établir des lois, même statistiques, des phénomènes sociaux. Elles se sont concentrées sur les acteurs et les actions plutôt que sur les institutions, sur les situations et circonstances particulières plutôt que sur les cadres généraux de l’agir, et elles ont étudié plus souvent le faire que le dire, les petits événements et la vie quotidienne que les grands événements. La notion de « pratique » a cristallisé ces courants, représentés notamment par des auteurs comme Goffman, Bourdieu, Boltanksi et Thévenot en sociologie, Kloppenberg, Foucault et Michel de Certeau en histoire, ou par divers théoriciens des science studies comme Latour, Shaffer et Shapin. On s’est intéressé aux pratiques de lecture, aux pratiques de laboratoire, aux pratiques au sein des institutions (hôpitaux, écoles, prisons), et aux pratiques concrètes plutôt qu’aux grands ensembles historiques et culturels.
Mais qu’est-ce qu’une pratique ? Peut-il, vieille question aristotélicienne, y avoir une connaissance de l’individuel ? Par définition, une pratique est à la fois située et régulière, particulière et générale. Elle est à la fois intentionnelle s’il y a des agents, et non intentionnelle si elle est le résultat d’un habitus collectif au sein d’un « champ », à la fois causée par des facteurs spécifiques et structurée par des régularités. Toutes les études réunies ici, la plupart passionnantes, témoignent du fait que les praticiens des sciences sociales sont très conscients de ces difficultés méthodologiques, mais aussi de la grande ambiguïté de la notion de pratique à laquelle ils ne cessent de recourir. Mais cela ne va pas sans de grosses confusions. Ainsi, contrairement à ce qu’ont l’air de croire plusieurs auteurs, il n’y a pas de rapport nécessaire entre la pragmatique linguistique, qui étudie les actes de langage, et le pragmatisme philosophique. On peut très bien étudier les usages performatifs des expressions linguistiques et être philosophiquement un réaliste bon teint (c’est le cas de John Searle par exemple). Qu’il y ait des dire qui soient des faire ne signifie pas que tous le soient, et que la « performativité » (là aussi, notion mise à toutes les sauces) soit au cœur de tout l’agir humain. Le seul article du recueil qui affronte directement la question, celui de Roberto Frega, « Qu’est-ce qu’une pratique ? », ne fait rien pour dissiper ces confusions. Il nous dit que les pratiques sont « ontologiquement » des « structures sociales de savoir-faire », mais ne nous dit pas ce que sont de telles entités (des propriétés ? des dispositions ? des événements ?), et qu’elles sont des « interactions » (mais de quoi ? avec quoi ? comment ?). Comme le dit l’auteur, le concept de pratique reste « élusif ».
Fort heureusement, un guide pour les égarés et les perplexes du pragmatisme vient de paraître, celui de Benoît Gaultier. En un court et pédagogique volume, il clarifie les enjeux, distinguant clairement la veine métaphysique et peircienne du pragmatisme, qui n’a pratiquement rien à voir avec les adaptations qu’en firent James, Dewey et leurs successeurs, et encore moins avec le pragmatisme vulgaire de Rorty [2]. Il analyse le sens de la maxime pragmatiste de Peirce : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet », qui ne revient pas à identifier la connaissance à ses seuls effets pratiques et instrumentaux, et qui est bien plus qu’une règle de méthode. À la différence de James, Peirce n’a jamais soutenu que l’on puisse croire pour d’autres raisons que les preuves et les données probantes. Et il distingue clairement la théorie peircienne de la vérité comme « limite de l’enquête » des versions utilitaires et vérificationnistes qu’en donneront James et Dewey. Avec ce petit enchiridion, les amateurs de pragmatisme seront beaucoup moins tentés de mettre cette doctrine à toutes les sauces, et ils pourront revenir à la maxime du comte de Kent dans le Roi Lear : « Je vous apprendrai les différences ».
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René Berthelot, Un romantisme utilitaire : Étude sur le mouvement pragmatiste, Alcan, 1911.
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L’expression est de Susan Haack, Manifesto of a Passionate Moderate, University of Chicago Press, 1998.