Le cocktail du Montana

Le vieux saltimbanque est l’autobiographie resserrée, décantée, écrite à la troisième personne, que Jim Harrison (1937-2016) laisse en codicille littéraire. Publiée moins d’un mois avant sa mort en mars dernier, elle conserve intactes l’indépendance de ton, la puissance narrative et la sincérité abrupte d’un écrivain fécond et attachant.


Jim Harrison, Le vieux saltimbanque. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. Flammarion, 144 p., 15 €


Vous aimez la Margarita ? Le gin and lime ? Il est temps de passer au cocktail Jim Harrison inventé par le patron de sa taverne favorite : quintuple tequila (Herradura de préférence), avec une pointe de citron vert Rose’s. Voilà qui met dans l’ambiance des coups à boire, des camaraderies, des bistrots de campagne et qui prolonge les Aventures d’un gourmand vagabond (2002). Le fort tempérament de Big Jim tient la route et il conduit son récit comme sa voiture, c’est-à-dire sans permis, à travers les halliers et les hautes herbes de sa vie. Chemin faisant, il revoit les épisodes marquants d’un parcours qui passe de la fac à la ferme, des poèmes aux romans et aux scénarios pour Hollywood, « un mode de vie quatre fois schizoïde ». Et quels épisodes ! Il y a la morsure lubrique qui l’entraîne au fond de sa voiture avec une étudiante, mais les ébats s’achèvent ponctués par le coup de feu de son épouse qui sort le calibre 38 de son holster et tire une balle près de la fenêtre ouverte de la banquette. Il y a les étonnants entretiens d’embauche d’un jeune collègue à l’université, et ces cauchemars récurrents, les ménestrels d’un spectacle vu au cours de ses jeunes années dans le Michigan, qui continuent de le hanter.

La vie sur le ranch de Jim Harrison ne ressemble pas aux tableaux classiques des meules et semailles, et ce qui lui reste en mémoire n’est pas le calendrier des saisons mais bien plutôt le troglodyte des marais qui écoute la musique de Schubert et lui répond, le coup de foudre pour Darling, une grosse truie Hampshire qui va mettre bas, bercer sa portée et somnoler en écoutant la Symphonie n° 41 de Mozart. Bref, les animaux, chiens, chevaux et serpents à sonnettes, les oiseaux du Montana ou du Mexique, tous en écho à Wolf: Mémoires fictifs (1991) et à La femme aux lucioles (1991). Il ne s’agit pas d’un portrait flatté ou des mémoires de Narcisse : Harrison, impétueux et modeste, parle sans détour de ses années de poète beatnik désargenté, de son épuisement chronique, de ses coups de mou devant ses notes, de sa crétinerie face à l’argent, de sa sexualité perdue vers ses soixante-dix ans ou de son œil gauche aveugle depuis l’enfance. Tout comme il expose franchement sa cupidité couplée à sa naïveté de prêteur à fonds perdus et son penchant pour la bouteille. Il brosse un portrait intime : à peine quelques lignes sur la politique étrangère et sur la marche du monde. Ces confessions qu’il juge nécessaires à soixante-quinze ans, qui font suite aux mémoires écrits à soixante ans lorsqu’il ressentait de manière poignante la menace de la mort, sortent carrément des sentiers battus avec un accent de grande sincérité, une grande liberté dans le bilan ultime.

D’emblée, Harrison s’impose deux contraintes d’écriture, un format court, une novella – « à cette date tardive, je voulais échapper à l’illusion de réalité propre à l’autobiographie » –, et, toujours pour mettre à distance, ce vrai-faux personnage fictif qu’il observe et commente : « C’était un puritain pour tout ce qui touchait à son travail. » Un travail acharné, une force d’imagination pour « garder le ballon égotique en état de vol », la poésie pour drogue.

Tout se passe dans une discrétion assumée, un temps suspendu, sans dates précises, sans lieu nommé, à peine dit-il que la grande ferme de sa femme est située « non loin de Livingston, dans le Montana » et qu’ils passent un bout d’hiver à Patagonia, dans l’Arizona, ou encore que « cette université se trouvait à deux heures de New York ». Paris fait exception avec les rues de Sèvres et de Babylone, les emplettes de grosses chaussures de marche au Bon Marché. Discrétion aussi sur ses deux filles, sur les voisins, sur les amis. Pas un mot sur la correspondance suivie avec McGuane, collègue en écriture et en pêche à la mouche. Seules apparaissent les mentions des lectures de Dostoïevski, Faulkner et Rilke, sa grande admiration pour la prose de Gary Snyder. L’humilité et le resserrement sont de mise. Tout couronné de prix qu’il est, et conteur magnifique, Jim l’athlète connait son « hubris coutumière », ses folies et ses intempérances, s’avoue grognon, mais l’essentiel est ailleurs, dans son verbe et le temps du sursis de cet « esclave du langage ».

Jim Harrison Le vieux saltimbanque.

Jim Harrison © Jean-Luc Bertini

L’écrivain a, dit-il, hésité durant un mois sur son titre : devait-il choisir « Le vieux bâtard » ? « Le vieux saltimbanque » ? À son avis, les deux conviennent, « que l’on frime ou que l’on fasse un numéro de chien savant pour du fric. Les bâtards ressemblent de manière frappante aux écrivains ». Les deux termes de la version originale retenue, « The Ancient Minstrel », posent évidemment un problème de traduction. Chacun trouve en mémoire la résonance avec « the Ancient Mariner » de Coleridge, d’autant plus que Jim Harrison se réclame des poètes romantiques anglais, tout particulièrement de l’« Ode au rossignol » de Keats, son obsession dès l’âge de quatorze ans. Quant à sa référence aux Minstrel Shows, montés par des troupes de comédiens grimés en Noirs, imitant leurs voix et dansant le cake-walk, qui ont longtemps fait les beaux jours des spectacles populaires des XIXe et XXe siècles en Amérique et qui lui paraissent sacrilèges, elle ne correspond aucunement à l’acception des ménestrels à la française dans la période du Moyen Âge. Mais Harrison avoue sa fascination pour les jongleurs, ces vagabonds, ces baladins, artistes de la liberté dans une société autoritaire. D’où finalement The Ancient MinstrelLe vieux saltimbanque –, avec les obsessions de sa vie, la pêche, la chasse à la grouse et à la bécasse, et la cuisine.

À l’intérieur du roman, huit courts métrages de longueurs très inégales où passent ses coups de cœur et ses boules de rage, sans transition, parfois par simple association, de manière décousue, comme portée par quelque conversation amicale. Jim Harrison, fantasque, n’a cure des conventions et des critiques établis, il reste un maître du découpage et du rythme, lui qui affirme avec superbe que « nous écrivons notre propre scénario ». Champion du sommeil, il évoque ses rêves, des amorces pour passer à autre chose, toujours fluide, toujours alerte, divertissant, chaleureux, souvent enclin à se moquer de lui-même mais certain que les rivières, les oiseaux et les forêts l’ont maintenu en vie. « Quand il pêchait la truite, son esprit jouait du violoncelle. » C’est la vie agreste qu’il développe davantage, bien loin des chromos de fermes bourrées de chèvrefeuilles et de lilas mais pleine de plaisirs et de lubies comme faire une promenade quotidienne avec son porcelet préféré. Et si, selon Harrison, « la vie est pingre en conclusions, voilà pourquoi on se bat pour achever un poème », son roman, au contraire, avec sa série d’aperçus, brûle de générosité.

Le vieux saltimbanque s’achève par une « Passacaille pour rester perdu, un épilogue », à la typographie en italique, où Jim Harrison confie, et cette fois à la première personne : « Je me sens absolument vulnérable et je reconnais qu’il s’agit là du meilleur état d’esprit pour un écrivain, qu’il soit en forêt ou au bureau. Images et idées envahissent l’esprit. […] Tout va beaucoup mieux quand on est perdu dans son travail et qu’on écrit au petit bonheur la chance. On ignore où l’on est, le seul point de vue possible, c’est d’aller au-delà de soi ».

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