Dans L’administrateur provisoire, Alexandre Seurat retrace l’histoire de son arrière-grand-père, Raoul H, chargé pendant la Seconde Guerre mondiale de la spoliation des biens des juifs. Son écriture, précise et maîtrisée, crée un contraste saisissant avec le bouleversement du narrateur. Avec nuance et pudeur, il évoque, pour mieux s’en affranchir, la vie d’un père de (sa) famille, « administrateur provisoire », mais aussi inventeur, dont tout est tu. Ce silence familial croise alors celui qui pèse sur la mort du frère du narrateur, faisant naître une belle réflexion sur la disparition et les secrets familiaux.
Alexandre Seurat, L’administrateur provisoire. Éd. du Rouergue, 182 p., 18,50 €
« Un homme parlera de son désir d’échapper aux vivants. Mais ce sont les morts qui sont dangereux. C’est aux morts qu’il ne peut échapper », écrit Faulkner dans un extrait de Lumière d’août placé en exergue de L’administrateur provisoire. Échapper aux morts, tel est peut-être le plus grand désir qui anime ce récit. Alexandre Seurat cherche avant tout par les mots à échapper au silence étouffant des morts, à se défaire de l’immense place qu’occupe dans l’ombre son arrière-grand-père, Raoul H, administrateur du régime de Vichy. L’administrateur provisoire est moins un livre supplémentaire sur la Seconde Guerre mondiale qu’une recherche littéraire qui, à travers un travail précis de l’écriture, apaise et met à distance la réalité violente de l’Histoire et des histoires de famille.
Le silence étouffant est brisé par l’oncle Pierre, qui au moment de la mort du frère du narrateur, avoue d’un souffle et « d’un seul trait » le passé de celui qu’il qualifie de « sale type », et son appartenance au Commissariat général aux questions juives. La réunion de famille après l’enterrement du frère du narrateur, décrite avec pudeur par celui-ci, délivre la parole et les secrets qui doivent permettre, selon l’oncle Pierre, de « comprendre des choses, certaines particularités de la famille ». La révélation du secret propulse le narrateur dans une histoire que tout le monde avait jusque-là étouffée, la recouvrant d’un rapport coupable à la judéité, de sa mère écrivant des lettres à « son rabbin », à son frère mort qui désirait se faire tatouer le matricule de Primo Levi. Le secret éclaire d’une autre lumière ce que le narrateur n’avait jusqu’alors perçu qu’avec angoisse : « À cet instant, c’est le mur rouge du salon et la lumière blanche de l’applique, sur le mur d’en face, les yeux de mon oncle tournés vers moi, avec le vide. » L’écriture d’Alexandre Seurat, pour dire le bouleversement le plus intime, s’attache à décrire la réaction purement physique du narrateur, ici ce qu’il voit autour de lui. La construction de la phrase, notamment par l’emploi de formules impersonnelles (« c’est »), dit l’intériorité du personnage, et c’est par le biais de tout ce qui n’est pas dit que nous prenons la mesure de son bouleversement.
Souvent, en effet, le narrateur évoque ses cauchemars, l’envahissement d’un secret qui pèse sur ses nuits, ses rêves, et sa vie tout entière qui ne tourne plus qu’autour de la vie sombre de cet arrière-grand-père. Mais, ici encore, l’écriture de ses mauvais rêves lui laisse la possibilité de ne pas dire trop explicitement ses émotions pour mieux les suggérer. Cette présence légère, en contraste avec son désordre intérieur qui aurait pu l’entraîner vers une lourde introspection, est ce qui fait la grande force du récit. Pour alléger encore cette présence au profit de la parole des autres personnages, Alexandre Seurat intègre avec brio aux phrases et aux pensées du narrateur tous les mots des autres, en italique mais sans guillemets. Les oncles Pierre, Jean et Philippe, porteurs de mémoire, ne sont décrits que par les bribes de paroles rapportées et apparaissent avant tout comme des voix de la mémoire et du passé enfoui. Ainsi, leurs paroles sont, littéralement et sans jugement, incorporées à la parole du narrateur, suggérant à la fois son désir d’effacement et la prégnance de cette histoire qu’il s’approprie peu à peu : « Il me regarde comme on regarde un adversaire, sourit, bon, qu’est-ce-que tu veux savoir ? Je veux tout savoir. »
Tout savoir pour mieux s’approprier une histoire, pour s’en affranchir sans jamais se mentir, telle est sans doute l’ambition du roman. Pour cela, la parole des autres s’avère nécessairement insuffisante et trop empreinte d’émotion. Le narrateur cherche alors à acquérir un savoir plus scientifique, en allant aux Archives ou en s’adressant à un universitaire, démarches qui créent une distance salutaire avec l’émotion suscitée par cette découverte. Le témoignage d’archives, tout comme la prise en charge de la parole scientifique de l’historien, et son incorporation dans le roman, soulignent le désir pudique de l’auteur de toujours se mettre à distance et de confronter sa parole à celle des autres.
Plus important et plus intéressant encore qu’une mise à distance: cette incorporation de l’archive, du témoignage familial, de la parole de l’historien, mais aussi des photos de Raoul H et de ses lettres, révèle ce que le narrateur nomme lui-même un « corps-à-corps » avec son arrière-grand-père : « C’est comme un corps-à-corps. C’est entre lui et moi. Je sens bien qu’il est là, quelque part, mais sans que je sache où, bien tranquille, silencieux, sûr de lui, certain que je n’ai pas les moyens de le rejoindre. » Ainsi, la multiplication des sources (archives, témoignages, photos, lettres) apparaît comme un « moyen de le rejoindre ». Leur entremêlement avec les mots employés par le narrateur lui-même pourrait aussi signifier ce « corps-à-corps » total, sans lequel le roman ne serait sans doute pas possible. C’est en effet le roman, et les pouvoirs de la fiction mêlés à ceux du documentaire, qui semblent permettre à l’écrivain de mieux s’approprier cette histoire. Chaque partie est ponctuée d’une scène de procès imaginaire, où un accusé, Raoul H, est jugé puis condamné « à la peine posthume maximale ». Ce procès apparaît comme une stratégie littéraire et fictionnelle, parfaitement maîtrisée par Alexandre Seurat, qui distille cette scène par touches successives tout au long du récit, permettant au narrateur de trouver une place de spectateur actif dans cette histoire.
Au-delà même d’une telle place, le narrateur est aussi celui qui, à la place de Raoul H, vient faire réparation aux victimes, par les mots et les livres. Alexandre Seurat accueille en effet dans L’administrateur provisoire deux livres, ceux de Ludwig Ansbacher et d’Emmanuel Baumann, victimes de Raoul H, dont les histoires sont authentiques mais les noms modifiés. Ces livres sont écrits par Alexandre Seurat à partir de documents d’archives, de témoignages et de lettres qui reconstruisent leur histoire, jalonnée de dates et de faits précis, à distance, encore, de toute émotion trop vive. L’administrateur provisoire apparaît alors comme un livre de réparation et, avec ses mots sensibles et sa construction narrative pudique, comme un lieu d’accueil, un abri, pour les destins tragiques de ces deux victimes et des ombres des autres morts qui les accompagnent.
Le roman d’Alexandre Seurat, tout en retenue, parvient alors à dire et à rompre le silence pesant qui entoure les morts, coupables ou victimes, pour mieux y échapper, « prendre de la distance », ne plus se sentir coupable. C’est, sans aucun doute, l’écriture – la modestie du style accordée à la discrétion du narrateur – qui lui permet d’y parvenir.