En un enchevêtrement de voix narratives qui se répondent, s’interpellent, se rejoignent ou s’éloignent, Tropique de la violence de Nathacha Appanah donne à voir une certaine apocalypse sociale, métaphysique, et sa possible résolution.
Nathacha Appanah, Tropique de la violence. Gallimard, 192 p., 17,50 €
Petit éloge des fantômes (inédit). Gallimard, coll. « Folio », 112 p., 2 €
Peut-on dire non à sa propre vie ?
Alors que rien n’est jamais prêt pour la mort, que les fantômes les plus diligents, les plus aimés, telle la souriante grand-mère indienne, née en 1913, que l’on regarde en face, ne se prononcent pas ; que les mensonges, les rêves, les illusions se sont dissipés, balayés qu’ils sont peu à peu par la nécessité d’affronter ce qui détruit, aliène, meurtrit et l’âme et le corps : le réel le plus cru, le plus indigent, le plus violent, « une vie de rien du tout », celle de Mayotte, « une île française nichée dans le canal du Mozambique », où, chaque jour, parviennent des kwassas, « ces embarcations de fortune dans lesquelles s’entassent des clandestins venus des autres îles des Comores ». Chacun semble pourvu d’un horizon hypothéqué, miséreux, où le creux d’un tronc de baobab ne pourrait pas même servir de refuge au jeune Moïse, quinze ans.
« Moïse le fou », l’adolescent « vivant », rétif au monde des adultes, lui le patient lecteur de L’enfant et la rivière de Bosco, lui l’inquiétant, le sensible « enfant du djinn », un œil noir, l’autre vert, qui fut donné, un soir de grandes pluies – par une jeune fille effrayée, débarquée de la plage de Bandrakouni –, à Marie, l’infirmière blanche stérile, abandonnée par un mari noir revenu au pays.
Car rien ne résiste mieux sur terre, certainement, que cette tristesse-là.
Une terre aride, intense comme une poudrière en partage, lieu de mille exils, comme autant de déshérences inédites qui offre son terreau à Tropique de la violence, le sixième roman de l’écrivain mauricienne Natacha Appanah, née en 1973.
« Pourquoi devrais-je refuser cette vie-là, que les autres appellent délire, fantômes, hallucinations, mais qui est ma version à moi du vivant, du présent, du palpable, du survivable ? » Pourquoi, en effet, renoncer à être, à se battre, à se disculper, à émerger de la malédiction, si, par-delà les clameurs guerrières, la meute hostile des enfants « rois » obéissant à Bruce, chef de bande tout-puissant de Gaza, ce bidonville le plus déshérité, des enfants mendiants, piétinants, hurlants, poings fermés, bouches gémissantes, machettes fendant l’air rendu irrespirable désormais, n’apparaissait, malgré tout, une issue salvatrice ?
Dans cet univers faulknérien, polyphonique, dans ce véritable roman de la trahison, et de l’utopie, peuplé de morts-vivants, de survivants, de fantômes, la rédemption par la langue a-t-elle sa place ? C’est indéniablement l’hypothèse que propose Tropique de la violence, où, en un tropisme paradoxalement positif, l’enfant-adolescent redevenu lui-même – hors des sentiers battus, hors de la rivalité –, par un renversement final, peut se prévaloir à son tour d’être une voix vivante, et devenu le héro de sa propre histoire. Son « roman familial » traversé non plus par les ombres terrifiantes, mais par un regain de lumière ajoutée.
« Y a que toi qui parles et tu parles bien ah ça oui tu mets des mots bien propres, bien ordonnés, des mots bien français, bien blancs. Regarde-toi maintenant. Ça t’a servi à quoi si c’est pour finir ici ? Je te regarde et je te déteste comme quand j’étais vivant. »