Entretien avec Sam Lipsyte

Après Virginia Reeves qui évoquait, entre autre, les cours d’écriture, omniprésents aux États-Unis, EaN s’entretient avec Sam Lipsyte, un écrivain qui y enseigne et affirme qu’il faut travailler sérieusement, mais sans se prendre au sérieux.


Sam Lipsyte, Demande et tu recevras. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Martine Céleste-Desoille. Monsieur Toussaint Louverture, 2015, 400 p., 23 €


Vous avez  publié trois romans, Venus Drive, Douce Amérique et Demande et tu recevras , ainsi que deux recueils de nouvelles. Depuis quand écrivez-vous ?

Depuis toujours ! Mais je ne publie que depuis 2000. Par ailleurs, il y a dix ans que j’enseigne à l’Université Columbia de New York, à la fois ce que nous appelons l’écriture créative et la fiction. Je fais étudier toutes sortes de nouvelles – de Hawthorne à Fitzgerald en passant par Tchekov et bien d’autres -, en analysant les bases, en variant, en faisant des impasses sur une composante, etc… Je ne néglige pas non plus l’histoire littéraire, mais ce que j’apprécie aujourd’hui, c’est la disparition des écoles littéraires.  Il n’y a plus d’étiquette ! Tout est davantage libre. C’est un métier très prenant, je lis énormément pour bâtir le programme et je corrige les manuscrits de mes étudiants, sans compter les entretiens en tête-à-tête. Mais j’essaie d’écrire pour moi tous les jours.

Dans votre panthéon littéraire, quels sont les grands livres ?

Moby Dick évidemment, et L’Homme sans qualité, de Musil. J’aime beaucoup Grace Paley, Stanley Elkin aussi.

Et les auteurs d’aujourd’hui ?

Vous savez, ils sont là, au festival America.  Je pense en particulier à Ben Lerner, David Grand, Rachel Kushner.

Diriez-vous que vous avez subi des influences ?

Certainement, en particulier celle de Gordon Lish. Il y a vingt ans, j’ai suivi son cours privé, comme beaucoup d’écrivains et je respecte encore ses préconisations : porter une attention extrême à la langue, savoir dilater un moment, couper, prendre un virage pour créer une tension.

Mais, après son traitement des nouvelles de Carver, on a surnommé Gordon Lish « Ciseaux »…

Je sais bien, mais je préfère Carver après les coupes de Gordon Lish ! À propos, son fils est présent à America : Atticus Lish, écrivain lui aussi.

Votre roman Demande et tu recevras, se passe dans les bureaux d’une université new-yorkaise de seconde zone. Cela semble classique et pourtant cela détone.

On a beaucoup écrit sur les profs et sur les étudiants. J’ai décidé de m’intéresser au personnel administratif de catégorie B. J’observe le fonctionnement des institutions – l’éducation, la santé, les arts – de manière légèrement satirique. Le personnage principal, Milo Burke, rend service aux étudiants des filières artistiques, ce qu’il était lui-même avant de devenir un peintre raté. Il lève des fonds. Il se trouve que j’ai assisté à une présentation de la question, donc j’utilise leur formule « The Ask », qui donne le titre du roman. L’appel au don, au mécénat : c’est cela l’Amérique, et les arts ont besoin de tellement d’argent pour pouvoir simplement exister. L’engagement vis-à-vis des arts, de la littérature, c’est capital pour la vie des gens.

Sam Lipsyte, Demande et tu recevras

Sam Lipsyte

Que représente ce petit rouage de la « chasse au mécène » ?

Pour moi, Milo n’est pas un « loser », c’est juste quelqu’un qui essaie de s’en sortir. Bref, comme tout le monde. Mais on assiste à la disparition de la classe moyenne, la société se polarise aux extrêmes : beaucoup de pauvres et quelques très riches. Je m’intéresse en fait à sa vie affective. Ses collègues l’humilient, son couple bat de l’aile, mais il est très attendri par son petit garçon, c’est un père complice. Finalement, c’est son vieux copain, très riche héritier, qui sauve la situation par un don colossal, mais il a des exigences pénibles en contrepartie…

Qu’est-ce qui vous importe dans l’écriture ?

Je cherche à créer une relation de mise en péril entre le lecteur et l’auteur. Je commence non pas par une idée, mais par une résonance. Je n’ai pas tout dans la tête à l’avance, je découvre en écrivant. L’histoire ne m’intéresse  pas tellement. Au fond, elles se valent toutes. C’est le « comment » de l’écriture qui me passionne. Il y a une exigence, celle d’écrire toujours mieux – là le désir est intact -, d’éviter la facilité, la médiocrité.

Aujourd’hui, il se produit un phénomène sans précédent : arrivent à mes cours (mais aussi à ceux de Dan Chaon ou de David Grand) des étudiants qui ont déjà publié plusieurs livres sur Amazon. Il leur faut tout désapprendre, en venir à la rigueur, composer sans céder à la paresse. Qu’ensuite nos étudiants des ateliers d’écriture vivent ou non de leur plume n’est pas la finalité ultime : l’essentiel est qu’on les aide à saisir, à entendre la langue, à voir le monde, à le mettre sur une page. On leur change la vie, qu’ils deviennent éditeur, agent, journaliste ou médecin. On développe leur richesse intérieure, ils entrent dans la peau des autres, ils sont aussi de meilleurs lecteurs. Car, bien entendu, nous sommes, entre autres, la somme de ce que nous lisons.

Vos textes parlent de notre « époque malade et merveilleuse » avec un humour mordant, très savoureux. Où en est votre prochain roman ?



Il va sortir en 2017, sous le titre Hark (Écoutez !). Ce sont des gens qui se rassemblent autour d’une figure messianique, une sorte de gourou. Cela se passe à New York même et aussi dans la campagne au nord de l’État. Et, comme toujours, j’ai fait mon travail avec un sérieux extrême, mais sans me prendre au sérieux.

Propos recueillis par Steven Sampson


Cet article a été publié en avant-première sur notre blog Mediapart.

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