1978, Bruce Springsteen, désormais célébrissime, travaille avec Patti Smith sur « Because the Night ». La chanteuse lui recommande un photographe dont elle aime le style pour son album à venir : « Les photos de Frank étaient austères, se souvient Springsteen. Son grand talent était d’arriver à vous dépouiller de votre célébrité, de vos artifices et d’atteindre le noyau brut en vous. Il y avait dans ses images une pureté et une poésie de la rue. » On ne saurait trouver définition plus pertinente de l’effet produit par les mémoires de cet immense chanteur qui, à sa manière, est un homme austère.
Bruce Springsteen, Born to run. Trad. de l’anglais par Nicolas Richard, Albin Michel, 620 p., 24 €.
Springsteen est un artisan, un rockeur, un travailleur qui pense n’avoir pas de génie mais du talent, le goût de l’exercice, la détermination à chanter l’Amérique et une volonté exceptionnelle. Il a avant tout une parfaite justesse de ton.
Sa musique l’a prouvé à l’échelle planétaire : pour qui possède une oreille, il est difficile d’avoir enjambé le pont entre le XXe et le XXIe siècle sans avoir entendu ses fabuleux tubes métalliques, sonores et cadencés. Aujourd’hui son autobiographie le confirme, qui happe le lecteur, même peu connaisseur de l’histoire du rock : Springsteen se dépouille en effet des oripeaux de la célébrité et offre les confessions magnifiques d’un gosse de la banlieue de la côte Est. Qu’un tel monstre sacré écrive ses mémoires n’avait rien d’inattendu, le genre est consacré pour des raisons essentiellement commerciales, mais quelque chose dans le son de Springsteen en fait depuis toujours une voix plus rugueuse, plus profonde, un enfant de la vraie culture populaire américaine, à mille lieues des paillettes et de l’industrie du divertissement. Blanc, prolo, puissant physiquement, le regard souvent inquiet, Springsteen est né dans, et n’a jamais quitté, le New Jersey, État situé en face de New York, de l’autre côté de la statue de la Liberté, à une heure d’un ferry que tous les jours des milliers de cols blancs prennent pour aller travailler à Wall Street. Les ouvriers, eux, restent sur place.
Toute son enfance et sa jeunesse, Springsteen (un nom d’origine hollandaise), ses sœurs et ses parents ont vécu dans la gêne. Il ne connaîtra pas l’eau chaude courante avant l’âge de 14 ans. Sa mère est d’origine italienne, aimante, forte, secrétaire juridique pour nourrir la famille ; son père, d’origine irlandaise, conducteur de camions pendant la bataille des Ardennes, fut successivement « chauffeur de taxi, employé d’une usine automobile, gardien de prison, conducteur de bus », dépressif, alcoolique, « un homme fichu », tout ce contre quoi son fils luttera. Bruce vit une enfance profondément catholique, pratiquante, enracinée dans la communauté irlando-italienne qui le définit jusqu’à aujourd’hui, il le sait et le dit avec une véracité qui tranche : « J’en suis arrivé à comprendre avec regret et perplexité qu’à partir du moment où on a été catholique, on le restera toujours. Je pratique rarement, mais je sais que quelque part au fond de moi je fais encore partie de l’équipe. […] Jésus demeure un de mes pères, même si comme avec mon propre père, je ne crois plus en son pouvoir divin. Je crois profondément en son amour, en sa capacité à sauver… mais pas à damner. Restons-en là. »
Springsteen est un self-made man, mais il ne s’est pas fait seul, au contraire il révèle dans ses mémoires un sens du collectif très frappant. Collectif de la famille, celle dont il vient et celle qu’il tient à fonder (et fondera), dit-il tout simplement, alors que les filles et le succès pleuvent. Collectif de son groupe dont le premier nom est Steel Mill (aciérie) : « Vous voyez, l’acier, steel, de même qu’on entendait le plomb (lead) de chez Led Zeppelin… du rock primitif, torse nu, de métal brut. » Ce sera plus tard le E-Street Band, dont il raconte les erreurs, les tâtonnements, puis la force, les frictions, les renvois, les renouvellements nécessaires, la discipline. The Boss, le patron, a très vite conscience de la nécessité de souder ses musiciens, de travailler avec eux et de les diriger, expliquant que « la pérennité du E Street Band est due au fait qu’il y a peu, voire pas du tout, de confusion des rôles parmi ses membres. […]. J’ai mis en place une dictature bienveillante. » Collectif de l’Amérique démocratique où, dit-il, « la règle est qu’on abandonne personne, comme au champ de bataille ».
L’engagement de Springsteen est discret mais présent, réel. Régulièrement reviennent chez lui des interrogations (« Quelles étaient les forces sociales qui avaient tenu mes parents en laisse ? » demande-t-il), et des marques de la solidarité avec les siens : à l’époque de Reagan, il rencontre un ancien métallurgiste et syndicaliste qui a fondé une banque alimentaire « pour les métallos dans la dèche après la fermeture des aciéries de la Monongahela Valley » ; sans hésiter il accepte de participer aux opérations de la banque là où son groupe se produit. Springsteen est extrêmement conscient de chanter ces enfants dont les « familles ont bâti l’Amérique de génération en génération […] des citoyens relégués aux marges de la vie américaine ». Il n’est pas rebelle, plutôt porte-voix, camarade solidaire. Autodidacte, il veut comprendre et se plonge dans l’Histoire populaire des États-Unis de Howard Zinn qui adopte le point de vue des oubliés et des damnés. Quand il parle du succès de « Born in the USA », il revendique le droit d’avoir une voix patriotique « critique » tout en chantant la fierté de la patrie et de ceux qui la font.
Son Amérique est sexuée, virile, violente, batailleuse, et le gamin qui allait chercher son père au bar pour qu’il rentre à la maison en a tiré une ressource et une lucidité immenses : « Un groupe de rock est une mini-société très fermée, rigide, avec des rituels spécifiques et des règles tacites. C’est conçu pour repousser le monde extérieur, et surtout la vie adulte. Le E Street Band (à commencer par moi) véhiculait en sourdine sa propre misogynie, caractéristique des groupes de rock de notre génération. » Il avoue avoir « un ego colossal » tout en se trouvant souvent « bidon ». Il sait qu’il vit entouré de gens « intelligents mais pas scolaires », inadaptés, dit-il, sur-adaptés, pourrait-on nuancer tant son intelligence de la vie est grande. Il parle longuement de son saxophoniste, Clarence, noir, sachant que « rien n’efface la question raciale », jusqu’au jour où il joue à Abidjan, « devant un stade entier où tous les visages étaient noirs ! Je comprenais enfin ce que Clarence devait ressentir. Notre groupe c’était un Noir et sept Blancs du New Jersey. » Récemment, Springsteen a pris fait et cause contre Donald Trump qui prétend être la voix des déshérités de l’Amérique : une plaque de métal infranchissable et fine comme du papier à musique sépare d’un côté le démocrate témoin de la désindustrialisation de son pays, dont la sensibilité sociale est restée intacte, du démagogue tirant profit de cette même désindustrialisation, dont la sensibilité sociale se résume à de dangereuses pitreries de talk-shows.
Springsteen appartient à la génération qui a fait ou fui le Vietnam (il est né en 49 et s’est fait réformer), et comme souvent les étoiles du rock, il a une conscience aiguë de l’âge qu’il incarne et sait exactement où se situer dans l’histoire du rock. Il faut lire les pages un peu foutraques qui rapportent sa découverte télévisuelle d’Elvis Presley, « de la trempe de ces Américains dont les désirs porteraient leurs fruits », et du pouvoir émancipateur de la guitare ; la famille Springsteen est si pauvre que la première guitare de Bruce sera louée, et non achetée. Puis la seconde grande découverte, celle de Bob Dylan, marqueur d’une autre génération, désormais prix Nobel de littérature : en 1972, Springsteen comprend qu’il ne veut pas seulement être chanteur et guitariste mais songwriter, comme Dylan ; chacune de ses chansons sera écrite, pensée, pesée, chargé de sens et d’humanité. De rage, peu, Springsteen ne règle pas de comptes.
Born to Run est une somme fouillée, détaillée, passionnante pour les lecteurs, érudits ou amateurs, que le livre entraîne dans la fabrique du rock, tel Vulcain dans la forge d’une musique née « du mélange du divin et du caniveau ». C’est aussi un récit d’une absolue vérité sur une Amérique rarement vue au cinéma ni dans les romans. La voix de Springsteen est naturellement bien placée. L’homme sait exactement où il est né, d’où il vient, qui il est, où il a voulu et veut aller, pour qui il compose : sa puissance de feu inouïe vient de cette assurance innée, fêlures sues et avouées. Sa vie et son œuvre se confondent entièrement.