Biographe de Bataille, essayiste (citons L’Autre Blanchot et Capitalisme et djihadisme), animateur de la revue Lignes et des éditions éponymes, Michel Surya (né en 1954) est également l’auteur trop méconnu de sept récits parus depuis 1988. Récits érotiques (Exit, Les noyés, L’impasse), récit de la mémoire des camps et du trou noir de l’Holocauste (Défiguration), récit comme expérience de la pensée (L’Éternel Retour).
Michel Surya, Le mort-né suivi de Eux. Éditions Al Dante, 88 p., 13 €.
Au sein de cet ensemble singulier, des textes semblent se répondre. L’impasse apparaît comme une réécriture, une variante, d’Exit, « récit d’une étreinte forcenée contre un mur » selon Bernard Noël, qui préfaça le livre. Le Mort-né qui vient de paraître entre immédiatement en résonance avec Olivet. Tout dire en une seule fois n’a pas été possible, tant ce qu’il y avait à dire touchait précisément à l’impossible.
Il y a tout juste vingt ans, Michel Surya publiait Olivet (éditions Fourbis), un court récit dans lequel le narrateur parlait à la première personne de la mort de ses parents et de son enfance vécue sous le signe du dégoût, de la haine et de la peur. Non ponctué, ce texte à la tonalité autobiographique se terminait ainsi : « il ne me fait plus peur elle ne me fait plus honte je n’en ai pourtant pas fini et n’en finirai jamais avec la peur ni avec la honte de ce qui me reste d’eux ».Vingt ans après, Surya n’en a pas fini, en effet, avec la peur et la honte puisqu’il a éprouvé le besoin de revenir sur cette (son ?) enfance dans Le mort-né, mais avec de nouvelles armes littéraires dans lesquelles on peut voir des tentatives de mise à distance : la phrase ciselée et surponctuée a remplacé la coulée textuelle à la limite de l’irrespirable, le tu s’est substitué au je.
Il lui suffit de quelques phrases courtes et sobres pour faire sentir tout le poids de cet enfermement familial, de cette asphyxie, pour créer l’univers de cette tragédie : « Tu revois tout dès que tu te prêtes à tout revoir : la maison, la courette devant, le jardin derrière. Eux dedans. Elle est vieille, elle est mauvaise. Si elle parle, c’est pour maudire. Lui ne parle pas. Sa malédiction n’en est que plus grande. » Qu’a donc fait ce fils pour mériter un tel traitement ? Rien, absolument rien, simplement « on [le] hait comme on hait tout ce qui vit ». L’unique tort de cet enfant non désiré par des parents déjà âgés est d’être « venu après », d’être en trop. Olivet le présentait comme le cinquième et dernier enfant de la fratrie ; ici il semble fils unique, dans un resserrement de la tragédie autour de ses trois protagonistes. L’entreprise est paradoxale : parler de son enfance (puisqu’on ne peut se remettre de cette horreur), tout en effaçant le plus d’éléments possibles (comme le nom de la ville natale, mentionnée dans Olivet) afin de ne pas avoir de biographie. Ici, nul déballage complaisant.
Ce qui domine, c’est le dégoût. « Dégoût de toi enfant. Dégoût d’eux vieux. » : ainsi claque le début du livre. De ce dégoût le livre tisse les différentes sources : la laideur, la puanteur, etc. D’autres sentiments assaillent également l’enfant comme la peur (« Nul n’a plus peur que toi ») et la honte (« Tu ressembles à toutes les hontes et toutes les hontes te ressemblent. »). Les parents se détestent et détestent leur fils qui, très vite, est submergé par la haine de soi, au risque d’y être englouti : « tu as longtemps voulu disparaître », « tu as longtemps pensé que tu portais malheur. »
Le récit accorde une large place (une place centrale) à une méditation sur la mort. Mieux vaut citer que résumer : « Tu as rêvé de ta mort comme tu as rêvé de la leur. Jusqu’au jour où tu as compris qu’aimant ta mort tu aimais la mort qu’ils voulaient pour toi. Que tu accomplirais ce qu’ils n’avaient pas eu le temps d’accomplir. » Celui qui dit tu se présente comme étant allé « au-devant de la mort autant qu’il est possible à qui en est revenu. » Cette leçon s’est alors imposée : « C’est mourir qui est impossible aussi longtemps qu’on ne meure que pour fuir (aussi longtemps qu’on fuie pour mourir). »
Puis il s’agit d’organiser ailleurs sa survie. Et tout d’abord de changer de nom, de se dé-nommer du nom parental honni pour se glisser dans un autre nom familial. Et aussi d’adopter des masques afin d’œuvrer à « l’invention de [soi] », quitte à se brûler les ailes au passage.
Entre questions (« Dans quel état es-tu né ? ») et doubles négations (il s’agit de nier la négation qui lui a d’abord été opposée dans son enfance), le récit évolue – mais est-ce encore un récit ? Et quel est son but ? Il est difficile de répondre ; notons toutefois que l’auteur n’est nullement à la recherche d’une quelconque consolation, n’éprouve pas le besoin d’être sauvé.
Comme s’il n’avait pu tout y dire, Michel Surya a prolongé Le mort-né d’un autre récit sobrement intitulé Eux. Eux, ce sont donc les parents, mais aussi les maîtres. L’école renvoie à la famille : c’est le même monde minuscule et oppressant. Les pères, les mères, les maîtres, il convient d’en rire et de les quitter violemment.
Même si l’idée lui en est venue, celui qui dit tu ne s’est cependant pas vengé de ses parents. Il est allé jusqu’à soigner son père lorsque celui-ci était mourant. À ce moment-là, il a même « éprouvé de la pitié », désiré sa guérison mais seulement « pour que le temps [lui] fût laissé de [se] conduire à [son] tour sans pitié ».
Sans pitié, le style de Surya s’apparente à un forage implacable : telle une vrille, chaque nouvelle phrase creuse la précédente, jusqu’au vertige. Le lecteur perçoit physiquement cet enfoncement, en est ébranlé. Dans leur langue impeccable héritée de Pascal, ces deux courts récits sombres et terrifiants sont deux lames tranchantes, à placer dans la bibliothèque tout près de La maladie de la chair de Bernard Noël et de Das Kind et La Mal-née, les deux livres de l’Autrichienne Christine Lavant que, précisément, Michel Surya a tenu à publier à l’enseigne de ses éditions Lignes.