« Je voudrais tracer une Vie de la Cheffe comme on écrit une Vie de Saint, mais ce n’est pas possible et la Cheffe elle-même l’aurait trouvée ridicule. » Le narrateur du nouveau roman de Marie NDiaye est bloqué. Il revient sur la vie d’une femme qui fut cuisinière dans une famille bourgeoise de la province française, puis patronne de son propre restaurant, objectivement pas plus que cela, une simple illettrée de milieu populaire, croit-on.
Marie NDiaye, La Cheffe. Roman d’une cuisinière. Gallimard, 275 p., 17,90 €
Comment faire comprendre qu’il souhaite écrire une hagiographie ? Si expliquer pourquoi on a aimé est difficile – on se trouve toujours des raisons –, il est plus accessible de dire et de transmettre les valeurs qu’une personne a pu incarner pour soi. Ces choses-là, largement imperceptibles, qui forment le style d’une vie et qu’il faut beaucoup d’empathie pour voir, dépassent les simples faits et gestes de l’existence matérielle que compilerait toute bonne biographie. Elles disent l’irréductible singularité de chaque vie. Il arrive qu’on se rende compte de ce que signifient pour nous les gens lorsqu’ils sont encore là, et alors ils en deviennent encore plus vivants ; quand il est trop tard pour le leur dire, quand on le réalise à contretemps, la forme donnée à leur vie devient une boussole toujours alerte.
Ce jeune homme, qui « aurait pu être son fils » comme on dit, n’a pas fait comprendre à la Cheffe ce qu’elle était pour lui de son vivant. Du moins pas assez, ou pas assez bien. Son amour total et fasciné pour elle, il ne l’a pas assumé non plus. Dans ce regret, diffus à travers ce récit non linéaire d’une vie et d’une carrière, se loge le projet d’un témoignage. Sa vie, à lui, est restée dans l’ombre de sa vie, à elle ; il n’a été auprès d’elle, derrière les fourneaux, à la table des clients, que pendant un court moment ; mais cela a été suffisant. Oui, il veut rendre hommage à la Cheffe ; oui, ce sera un exercice d’admiration, totalement subjectif et passionné. Et pourtant, c’est essentiellement par fidélité qu’il écrit. Fidélité d’un amant qui a perdu l’être aimé ; fidélité, qui point parfois, d’un enfant envers sa mère ; mais aussi fidélité d’un témoin à l’égard de ce qui s’est déroulé devant lui, de ce qu’il a appris d’autres, parfois d’elle-même, fidélité à celui que lui-même a été rien qu’un jour.
« Quant à moi, je dois tâcher à la fois d’être loyal et d’être précis, d’être fidèle à la loyauté et à l’exactitude, tout cela me tourmente beaucoup et j’ai, depuis que je m’entretiens avec vous, de fréquents accès de cafard, oui. » Ce témoin ne se rend pas compte de sa contradiction, ne voit pas que son amour entier et son profond respect pour cette femme lui permettent justement de voir en elle. Fidélité d’apprenti, aussi, envers un maître sans serviteur : « Moi, je me donne comme mot d’ordre l’honnêteté, puis l’amour que j’avais pour elle en second lieu seulement car je sais que la Cheffe attachait une plus grande valeur à l’honnêteté qu’à l’amour, il lui semblait qu’on pouvait se comporter très mal au nom de l’amour mais jamais au nom de l’honnêteté. » Ses doutes récurrents sur les raisons pour lesquelles il témoigne, se demandant souvent s’il le fait bien ou mal, mais jamais s’il faut le faire ou non, font une part de la beauté de son témoignage.
L’autre part se trouve sans doute dans sa parole elle-même, dans la langue de Marie NDiaye, qui n’avait rien publié depuis Ladivine (Gallimard, 2013) et qui, ici, s’astreint à composer un roman fait de paragraphes d’une seule phrase. Prenez n’importe laquelle de ces phrases, elle avance avec onctuosité et se retourne avec une agilité impressionnante, comme un être vivant qu’on regarderait se déplacer et grandir de manière autonome. Les quelques effets de longueur ne sont pas forcément la cause de l’étrange chose qui se passe en le lisant : on laisse de côté parfois le sujet initial, le « roman d’une cuisinière », peut-être parce que sa matière la plus intéressante est moins constituée d’événements biographiques que d’une vie intérieure en nuances, rendue par un récit qui se reprend toujours.
Il y a vingt ans, Marie NDiaye écrivait La sorcière (Minuit, 1996) ; comme le livre d’aujourd’hui aurait été plus fort et plus inattendu qu’il n’est déjà s’il s’était appelé simplement, sans sous-titre, La Cheffe ! Nul besoin de préciser: ce qui est écrit d’elle établit le portrait moral moins d’une cuisinière que d’une femme extraordinaire. Car, au fond, peu nous importe de savoir que parmi tous ses plats elle préférait la tourte aux écrevisses et le bœuf au miel. La cuisine est ici d’importance mineure, comme si Marie NDiaye avait choisi ce sujet pour parler d’autre chose, qui s’incarne ici en l’art culinaire. De l’écriture elle-même, peut-être ? Littérature et cuisine ont ceci de commun qu’elles nourrissent et créent dans le même geste ; mais on se dispensera des comparaisons éculées. De la création artistique, alors ? Ce serait ne plus être fidèle à la Cheffe, qui aurait refusé d’être comparée à Michel Ange ou s’en serait moquée.
Pour le savoir, revenons à cette femme qui n’a de nom que celui de son statut. Ce mot-là, « la Cheffe », avec une majuscule, dit à lui seul ce qu’elle a fait de sa vie. Sa position n’est pas de supériorité, mais de grandeur. Elle avait bien quelques caractéristiques personnelles. Son talent, sa rigueur, son inventivité, son exigence. Mais tout cela, n’est-ce pas, on pourrait le dire de nombreux cuisiniers et de nombreuses personnes qui font leur travail. « Elle voulait être quelqu’un mais selon son idée, sans chichis, sans qu’il soit besoin d’en parler, quelqu’un qu’on n’oublie pas même si, finalement, on ne l’a jamais rencontré. » Voilà. Cette femme, qui n’est pas sans rappeler la Félicité de Flaubert dans « Un cœur simple », est devenue quelqu’un. Pour celui qui la raconte et pour le reste des hommes. Elle avait plus, ou plutôt était plus, plus intelligente et plus généreuse, d’une intelligence non pas technicienne, mais sensible et vivante, de cette générosité immatérielle qui est une présence au monde : « Pour la Cheffe, tout ce qui vivait était estimable, tout ce qui existait. »