De la bibliothèque à la librairie, chez soi ou en public, la France est un pays qui lit beaucoup. Et, chaque automne en France, le grand raout des prix littéraires fait lire beaucoup de gens. À tel point qu’en plus d’une rentrée scolaire et politique, on parle de « rentrée littéraire ». Cette année, un livre largement diffusé, encensé par tous les médias généralistes, visible sur quantité d’espaces publicitaires et déjà fort d’un énorme succès public, figure sur la liste finale de six prix, en particulier du plus célèbre, décerné par les jurés Goncourt : Petit pays, le premier roman du chanteur Gaël Faye.
Gaël Faye, Petit pays. Grasset, 224 p., 18 €
Il n’est pas dans notre habitude de parler d’un livre parce qu’il figure sur une liste de prix – et d’ailleurs, nous ne comptions pas forcément parler de celui de Gaël Faye ; mais le succès public et la réception d’un tel texte posent d’intéressantes questions sur le cheminement littéraire de cette partie du monde nommée, il y a un peu plus d’un siècle, « Afrique des Grands Lacs » par une poignée d’explorateurs européens.
Un petit pays, le Burundi ? Certes, on le traverse du nord au sud en quelques heures et il a l’air minuscule sur la carte, coincé entre l’immense Congo et la vaste Tanzanie, niché au cœur du continent africain, au bord de l’un de ses plus grands lacs, le Tanganyika. Mais c’est une affaire de point de vue. L’expression dit autre chose : il y aurait les pays qu’on est censé connaître et ceux qu’on regarde forcément à la loupe, ceux où il est normal de voyager, sur lesquels il est attendu d’écrire, et tout le reste – les centres et les périphéries du monde telles qu’on est censé les accepter. À ce titre, Petit pays ne renverse pas la table des clichés.
Force est de constater que c’est là une des rares traces du Burundi dans les publications récentes. L’attention des écrivains, des journalistes et des chercheurs s’est plutôt focalisée sur son voisin du nord, le Rwanda. Et pour cause : en une centaine de jours en 1994, un gigantesque événement de l’histoire contemporaine, le génocide des Tutsi, a eu sur l’ensemble de la région des répercussions majeures, qui continuent à se faire sentir vingt-deux ans plus tard. Il y a pourtant beaucoup à écrire sur le Burundi aussi. Certains le font, souvent avec discrétion. Des historiens comme Jean-Pierre Chrétien [1] et Christine Deslaurier [2] s’y penchent depuis de nombreuses années. Des artistes, comme le cinéaste Philippe de Pierpont et le dessinateur Jean-Philippe Stassen, l’ont évoqué dans leur travail [3]. Mais on ne se bouscule pas au portillon pour écrire, par exemple, l’histoire de la longue et complexe guerre civile qui a meurtri le pays de 1993 à 2008. S’il existe de nombreux poètes au Burundi, leur poésie se trouve, pour l’instant en tout cas, moins dans des livres publiés qu’ailleurs : dans l’entremêlement de leurs langues – le kirundi, le français et le swahili –, dans leurs chants, leurs expressions, l’art de leur conversation au quotidien, où apparaissent des inventions incroyablement riches de sens, où le non-dit a autant d’importance que le discours. Tant de romans, de pièces de théâtre et de poèmes y sont à écrire, en particulier pour traiter de l’histoire.
Depuis l’indépendance de leur pays délivré de la colonisation allemande puis belge, les Burundais ont traversé plusieurs cycles de violence politique qui ont profondément meurtri leur conscience collective. Au propre comme au figuré, l’immense majorité de leurs morts n’ont pas été enterrés. Même si la vie n’était pas toujours rose dans un pays resté extrêmement pauvre, ils connaissaient un semblant de paix depuis les ultimes combats, jusqu’à incarner un vif espoir pour toute la région : ils avaient des institutions plus ou moins réconciliées, des radios libres par dizaines, et souvent un sacré humour sur ce qui venait de leur arriver. Et puis, comme s’il fallait donner raison aux imbéciles disant que rien ne change dans ces régions du monde, la hantise des violences passées est revenue en 2015, lorsque le président du Burundi s’est accroché au pouvoir. Depuis, lentement et discrètement, à son habitude, le Burundi se fait oublier dans une situation à mi-chemin de la guerre et de la paix. Quels livres, quelles œuvres nous viendront des collines burundaises ?
C’est dans ce contexte peu anodin que paraît le roman de Gaël Faye, classé par plusieurs journalistes français, avec des relents d’exotisme, parmi les auteurs « africains » ou « francophones » de la rentrée littéraire. Avec une langue aussi simple que sa construction, Petit pays avait tout l’air d’un livre « grand public » sur un pays « compliqué ». Mais ce n’est pas le propos de ce livre : « Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé » prévient le narrateur dès sa première phrase. Son objectif semble être plutôt de raconter comment la guerre bouleverse une enfance dans un jardin d’Éden planté de manguiers et peuplé de copains et d’hippopotames, dans un quartier résidentiel où on va au Lycée Français et où on grandit parmi « des gens de maison ». Résolument à hauteur d’enfant, mais jamais plus haut, Gaël Faye reconstitue, avec une sincérité et une humilité certaines, la découverte des identités ethniques et la montée de la violence, racontant un monde qui a disparu : l’ambiance de Bujumbura avant la guerre, qui plaira à ceux qui l’ont connue ; puis Bujumbura au début de la guerre, quand, au fur et à mesure des assassinats et des déplacements de population, la ville devient divisée entre « quartiers hutu » et « quartiers tutsi » – ceux qui ne connaissent pas seront au moins curieux de cette histoire.
Gaël Faye s’attèle aussi à la complexité de la construction de soi avec de tels ancrages biographiques, à la difficulté qu’il y a à devoir toujours se justifier de qui on est. Il arrive qu’on entende une voix un peu plus originale que le fond sonore général du livre, plutôt de basse intensité, et qui est celle de ses chansons (« Au Burundi, il y a deux choses qui vont vite, la rumeur et la mode », « Les semaines ressemblaient à un ciel de saison des pluies »). Mais pourquoi vient ce sentiment que Petit pays aurait pu être écrit moins convenablement, que cette histoire aurait pu avoir une autre ampleur ? Sans doute parce qu’écrit sous le regard attentif et alléché d’un éditeur, il ressemble plus à un produit littéraire bien fabriqué qu’au début d’une œuvre. Tout y est clair, limpide ; tout y semble aller de soi, ce qui est arrivé, ce que les gens disent et ce qu’ils font, le jeune adulte reconstituant son enfance la rend bien plus cohérente qu’elle n’a sûrement été, comme si le roman ne pouvait pas être autre chose que le lieu d’une explicitation saturée de logique. Un vieux Blanc dit que l’Afrique est un gâchis, et le soleil décline derrière les montagnes.
Il n’est pas si étonnant, dès lors, que la presse littéraire ait généralement préféré s’intéresser à la biographie de son auteur : là se trouve « la bonne histoire », celle d’un petit garçon métis et tourmenté devenu trader, puis chanteur, enfin écrivain. Une telle biographie intrigue, charme, amuse. C’est d’ailleurs le début du livre, quand Gaby n’en peut plus de draguer les filles avec son passé mystérieux. Ne faisons pas comme si la réception d’un livre ne jouait pas dans l’expérience de sa lecture : vous ne lirez sûrement pas Petit pays comme vous auriez lu le premier roman d’un Burundais inconnu. C’est aussi que le livre tel qu’il est écrit gomme les aspérités de cette histoire lointaine et compliquée. Commode, pour ceux qui ne s’empêchent pas de tout mélanger, Rwanda et Burundi, guerres et génocide, et qui s’accommodent bien du fait de ne pas aller ni trop loin, ni trop profond : peu importe, car on nous présente tout cela comme une histoire strictement personnelle.
Là se trouve peut-être le drame de Gaël Faye, ramené et assigné par les autres, en partie malgré lui, à une identité que son livre était justement censé défaire. Comme si Petit pays ne lui avait pas permis de sortir de soi. Comme s’il ne défaisait pas, non plus, la gigantesque et effroyable galerie d’images véhiculées depuis plus de vingt ans par le traitement de l’histoire de cette région, succédant à celle qu’avaient déjà édifiée les derniers explorateurs européens à la recherche des Sources du Nil, qui ne voulaient voir que ce qu’ils voulaient bien voir et le virent autrement que ceux dont ils croisèrent le chemin. Cent ans plus tard, le regard commun cultive la fascination devant un convenable mélange de beauté et de violence qui scintille dans ce triangle formé par Rwanda, Burundi et Congo. Artistes et chercheurs feraient bien de s’en éloigner avec précaution, au risque de reproduire éternellement les regards du passé. Dans un beau livre d’historien, L’invention de l’Afrique des Grands Lacs (Karthala, 2010), Jean-Pierre Chrétien retraçait l’histoire et les effets à long terme de cette expression coloniale, « un complexe où s’emmêlent étroitement réalité et fantasmes ». Nul doute que cela s’applique encore à notre vision d’aujourd’hui, et que Petit pays l’a peu retouchée.
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Lire, entre autres, Burundi, la fracture identitaire et Le défi de l’ethnisme. Rwanda, Burundi (Karthala, 2002 et 2012)
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De nombreux articles de recherche à lire sur la période coloniale burundaise, ainsi que l’ouvrage bilingue kirundi-français Paroles et écrits de Louis Rwagasore, leader de l’Indépendance au Burundi (traduit par Domitien Nizigiyimana, Karthala-Iwacu, 2012). Inattendu, le Petit Futé Burundi est aussi une mine d’informations.
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Voir, de Philippe de Pierpont, la trilogie documentaire sur les enfants des rues de Bujumbura : Birobezo, les princes de la rue, Bichorai et Maisha ni karataa (Wallonie Images Production, 1991, 1994 et 2003). De Jean-Philippe Stassen, l’album de bande dessinée Les Enfants (Dupuis, 2005) ainsi que Pawa, chroniques des Monts de la Lune (Delcourt, 2002).