Pour qui, présentement, s’interroge un peu rigoureusement sur l’art, la question se pose de ce qu’il en est de la peinture et encore plus du tableau. Les pratiques auxquelles ces deux mots renvoient sont à la fois surannées et encore actuelles. Qui sommes-nous et devant quoi au juste quand nous découvrons autour de nous les effets présents et passés de l’art ? Voilà à peu près ce qui retient Hubert Damisch dans un livre qui s’intitule La Ruse du tableau et se spécifie par cette mention : La peinture ou ce qu’il en reste.
Hubert Damisch, La Ruse du tableau. La peinture ou ce qu’il en reste. Seuil, 256 p., 14,99 €
Terribles interrogations doubles qui, l’une et l’autre, ne recouvrent pas tout à fait le même constat de ruine. Les formulations tableau et peinture, d’autres comme abstraction, graphie, tracé, zen, dessin, critique, formalisme, coloration, inconscient, logique mathématique, perspective, illusion, couleur, image, déplacement (et sa présence intensifiée de déplacée) apparaissent comme des balises et reviennent comme des lancinances. Elles sont chargées de murmurer le sens ou de jouer avec lui, intimant tantôt sa plénitude tantôt son vide. Le livre d’Hubert Damisch est un geste de réflexion, mais il n’est pas un traité qui s’élancerait dans la problématique choisie et la déroulerait au fur et à mesure de son avancée. Il est tout au contraire un recueil qui coud des textes divers et préexistants, cherchant à les contenir dans le flux d’une pensée qui naît de leur considération des particularités. Livre en somme a posteriori et non a priori.
Si l’on constate dès le départ, et cela ne fait que se confirmer en cours de route, que Mondrian est une pierre de touche de premier ordre qui désigne l’extrémité du moderne, on passe plus d’une fois tout près de Mallarmé et de Wittgenstein, de Descartes et de Kant aussi, bordures essentielles, comme encore de Freud. Sans parler des références à Brunelleschi et à Alberti qui sont là pour contenir la peinture dans sa fuite, la pensée dans son errance. Les sujets abordés et les préférences affichées sont personnels. On ne s’étonne d’aucune présence, on est parfois en attente devant quelques absences. Mais ce qui se donne est un panorama qui suppose un affrontement intime avec les œuvres sollicitées. Mis à part Vélasquez, Manet et Seurat, on se tient dans le XXe siècle. Sauf pour une curiosité jetée en pâture au lecteur, les tentatives de collation infinie d’un obsédé de dessin, Théophile Bra.
Si l’amitié porte Damisch vers Georges Noël, ce qui est un acte de justice, son défilé reproduit une approche plus classique des modernités. Mondrian est ainsi au centre de son interrogation et c’est d’utopie qu’il s’agit. Mais à ce roc s’opposent des essais autrement moins affirmés, vaguement primesautiers ou d’une finesse toute en pointes : Barthes ou Twombly. Une large proposition calligraphique les inclut dans un mouvement qui comprend aussi Georges Noël. Dans une exigence de témoignage, deux portraits apparaissent qui ne sont en rien ceux d’artistes, mais de passeurs : un galeriste, l’un des plus remarquables du siècle, René Drouin, et un critique singulièrement aigu, Clement Greenberg, se dressent devant nous, manifestant leur singularité ou leur radicalité. Au cœur du propos, on emprunte ainsi la voie tonique d’un chemin de ronde. C’est aussitôt après que l’on retrouve Mondrian. Se présentent à leur tour et successivement Ad Reinhardt, Dan Flavin et Josef Albers dans des postures paradoxales ou excessives, en tout cas sous des angles inattendus.
La composition liée au cinématographique culmine avec Éric Rondepierre dont la mise à nu de l’image intercalaire est une forme merveilleusement excédante de l’art immobile. Avant une conclusion en forme d’ouverture roborative, se propose un judicieux parallèle entre Seurat et Sol LeWitt. Tout est dit, l’économie a été faite de nombres de créateurs tout aussi prépondérants (Kandinsky, Marcel Duchamp, Malevitch, Miró, Fautrier, Rothko, Rauschenberg, Klein pour m’en tenir à quelques exemples, certains étant toutefois cités dans un mouvement de comparaison : Kandinsky, Duchamp, Rothko ou Rauschenberg, sans que pour autant la pensée prenne en compte dans son détail l’ampleur considérable de leur apport), mais l’essentiel demeure le propos qui se dit et le sens qui se cherche.
Ce qui se joue dans ce parcours est moins la fin de la peinture que sa probabilité de survivance, au prix de formes totalement renouvelées, génialement oublieuses, sinon même persuasives dans leur omission comme par les surcharges de références face au peu du rendu. L’art se tient entre mime et fiction. La matérialité s’évade du cadre dans le même temps que sur la surface traditionnellement réduite se joue un soupçon de trace. L’art perdure, il est évident que les conditions d’exposition ne sont pas passées sous silence, l’amateur n’étant pas congédié. On reste dans l’énorme chantier de la métaphore, tanguant entre l’à peine et le trop.
Le lecteur se heurte ici à l’intransigeance si nécessaire de Lessing, il bute là sur les constats toujours inspirés de Meyer Schapiro. Il ne cesse de se promener dans les soubassements de l’art, de chercher les raisons de ce dernier. Tantôt il attend la reprise d’un refrain, Dubuffet en est l’exemple qui passe comme une ombre tenant sa lampe, tantôt il accompagne l’auteur au cinéma ; il ne manque pas de constater non plus que, dans les meilleurs cas, les expositions d’art sont désormais mieux que des monstrations, mais des articulations inédites de la pensée ; il passe un court instant sous les effluves d’un Japon invariablement éclairant jusque dans le mouvement de son quotidien. On quête les indices qui délivrent les possibles. Les installations et les vidéos certes, dans leur efficacité esthétique remarquable, mais encore l’art dans ses innombrables états, se présentant de mille manières. Et pourquoi pas parmi ceux-ci la peinture ? Dans son absence scintillante ou sa présence fantomale. Au reste, Mondrian, au prix de son intransigeance, et Twombly, par sa gracilité langoureuse, ne l’ont-ils pas clairement manifesté ? L’art n’omet pas de marquer ses retours et ses détours. Sa vérité, fragile équilibre, ne dépasse pas l’instant ou, plus unanimement, l’époque, et pourtant…