Dans un roman tendre et grave, mêlant aux emprunts à sa propre vie les échos angoissants des « Troubles » d’Irlande du Nord, Colm Tóibín peint le portrait d’une femme veuve qui, petit à petit, se libère des entraves du passé et des contraintes de son environnement : elle affirme son autorité personnelle pour se forger une identité et un avenir. Les enfants et le travail, certes, mais aussi la conquête d’une liberté nouvelle, celle de l’imaginaire, où le chant et la musique tiennent la première place.
Colm Tóibín, Nora Webster. Trad. de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson. Robert Laffont, 411 p., 21 €
Irlande, fin des années 1960. Enniscorthy, dans le comté de Wexford, ville natale de Colm Tóibín. La vie de Nora a basculé : elle vient de perdre son mari, il lui faut donc, seule, élever ses quatre enfants, deux filles, Aine et Fiona, et deux garçons, Conor et Donal. Elle doit faire front. D’abord être fidèle, ce qui est essentiel : reconstituer ce que Vita Sackville-West appelle le « puzzle éclaté des souvenirs » (dans Toute passion abolie), en particulier ce qui touche à Maurice, disparu prématurément ; s’habituer, et habituer les enfants à cette chose qui leur paraît « étrange et secrète, l’absence de Maurice, l’idée de son corps enfoui dans la terre ». Ensuite, affronter les difficultés de tous ordres : vendre la maison de Cush au bord de la mer ; supporter la compassion de voisins dont Nora déteste « le ton protecteur » ; inventer des « stratagèmes » bien dérisoires en face de « la réalité brutale » du vide et de l’absence.
Et puis retrouver un emploi, chez les Gibney, justement « là où jamais elle n’aurait imaginé retourner un jour parce que, pour elle, Gibney appartenait à un passé révolu ». Avec minutie, à petits pas, Colm Tóibín entreprend cette tâche ardue de montrer une femme acharnée à se défaire d’un passé révolu. Au bout du compte, elle gagnera la partie. Elle brûlera toutes les lettres que Maurice lui avait écrites dans les années précédant leur mariage. « Elle pensa à tout ce qui s’était passé depuis que ces lettres avaient été écrites, et qu’elles appartenaient à un temps désormais révolu, et qui ne reviendrait pas. C’était ainsi. »
Dans l’intervalle, Nora a crânement mené une série de combats, bravé les conventions, sûre de son bon droit, obstinée au point d’inquiéter ses proches : elle tient tête à Miss Kavanagh qui dirige le service de comptabilité où elle travaille ; elle accepte de participer à une réunion syndicale à Wexford et se trouve désormais « au nombre des traîtres » ; elle reprend son travail, mais à ses propres conditions, refusant le piège de l’enfermement. Surtout, sachant se montrer « redoutable », résistant aux pressions, adressant un courrier à tous les professeurs, menaçant d’user du « pouvoir de malédiction d’une veuve », elle obtient la réintégration de Conor dans la classe A dont le principal l’avait exclu.
Comme John McGahern, qui lui a beaucoup appris, Tóibín s’attache au quotidien, parle de ce qu’il connaît, et des petites épiphanies – on songe à Joyce (Dubliners) – de l’existence. Ce qui n’empêche pas la présence sourde et sombre des grands conflits sociaux : l’embrasement de l’Irlande du Nord, les manifestations pour les droits civiques auxquelles se joint Aine, les démêlés de Charles Haughey avec la justice, le terrible Bloody Sunday de janvier 1972 à Derry. Sur cet arrière-fond menaçant, le récit est chronologique, réservé dans l’expression des sentiments, à la limite de la banalité. Le thème des relations mère/fils, cher à Tóibín, inscrit le roman dans la continuité du recueil de nouvelles paru en 2006, Mothers and Sons (L’épaisseur des âmes, 2008). Est naturellement privilégié le point de vue de Nora, la conscience féminine qui – c’était déjà le cas dans Brooklyn avec la jeune Eilis Lacey –, à sa façon discrète mais tenace, évalue le monde et donne sa cohérence au récit.
Nora, qui a réfléchi « à la façon dont elle pourrait s’y prendre pour vivre désormais », ouvre devant elle un large espace pour organiser son avenir avec lucidité et détermination : elle a su résister aux pressions sclérosantes du cercle où elle évolue, et va lentement ouvrir ses ailes pour découvrir que « chacun de nous a plein de vies », pour accueillir le monde infini de la musique. Elle fait partie d’une chorale, prend des leçons de chant, achète une chaîne stéréophonique. Le Trio à l’archiduc de Beethoven, c’est « sa vie rêvée, celle qui aurait pu être la sienne si elle était née ailleurs ». Elle met donc en parallèle « le pur éclat de cette vie imaginaire », celle d’une musicienne de talent et « l’ennui de ses jours […] au milieu des factures, des colonnes de chiffres et des dossiers ». Pas de commentaire : l’émotion naît de ce constat délicat où Nora se demande « si elle était la seule à mener son existence ainsi ».
Nora veille sur les vivants, mais les morts n’ont pas dit leur dernier mot : Maurice lui apparaît pour avoir avec elle un dernier mystérieux entretien : fatiguée, malade, elle pourrait céder aux séductions néfastes du surnaturel – « si je pouvais être avec lui » – mais, avec l’aide de son amie Josie, elle brise pour de bon les chaînes d’un passé qui risquait de l’anéantir. Colm Tóibín la guide en douceur vers un futur où règne une véritable harmonie.