Le livre de Ghislaine Dunant est une rencontre à la fois personnelle, littéraire et biographique avec Charlotte Delbo (1913-1985). La sympathie de l’auteur pour son sujet, sa sensibilité vis-à-vis des textes, et l’apport de nouveaux documents ouvrent sur une nouvelle vision de celle qu’on connaît essentiellement comme résistante et auteur d’écrits sur la déportation, dont Le Convoi du 24 janvier.
Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo, la vie retrouvée. Grasset, 608 p., 24 €
Charlotte Delbo, fille de parents ouvriers italiens, a suivi les études que pouvait faire à son époque une jeune fille de son milieu: du secrétariat. Sa formation intellectuelle personnelle s’est effectuée à la fois en adhérant aux Jeunesses Communistes, en suivant des cours de philosophie et en travaillant comme secrétaire auprès de Louis Jouvet et du sociologue Henri Lefebvre. Membre du réseau Politzer, elle fut arrêtée en 1942 avec son mari Georges Dudach, membre du parti. Il fut fusillé au Mont Valérien ; d’abord emprisonnée à Compiègne, Charlotte fut ensuite déportée à Auschwitz-Birkenau avec 230 femmes prisonnières politiques dans le convoi du 24 janvier 1943.
Elle rentra vingt-sept mois plus tard. Elle était l’une des 49 de ce groupe de « triangles rouges » à avoir survécu et gardait à l’esprit la question ou plutôt l’exigence de toutes les mourantes auprès desquelles elle s’était trouvée : « Et si tu rentres toi, tu diras ? » Elle dirait : ce fut Aucun de nous ne reviendra, Une connaissance inutile… publiés plus de 20 ans après sa déportation.
Dans son œuvre, où figurent essais, nouvelles, poésies, pièces de théâtre, l’expérience du camp resta toujours centrale. À l’intérieur de son ouvrage, Ghislaine Dunant présente à la fois cette prégnance du « thème » concentrationnaire, les décisions purement littéraires de Delbo pour l’aborder, et les freins éditoriaux ou sociétaux qui ralentirent la parution de ses livres : il n’y avait pas encore d’intérêt pour ce type de témoignage et Delbo était une femme, de surcroît inconnue des milieux littéraires.
Même Le convoi du 24 janvier, son premier et beau petit ouvrage publié en 1966, n’eut pas beaucoup de succès. Pourtant, fruit d’un énorme travail de recherches (il avait fallu interroger les rescapées, retrouver les familles de celles qui étaient mortes et les interviewer, faire sur chaque femme une petite notice biographique de quelques lignes), le livre était une réussite dans sa simplicité presque dérisoire : il présentait une liste des noms des femmes du convoi accompagnés de quelques informations à leur sujet et, pour les quatre détenues que personne n’était parvenu à identifier, il faisait figurer à la fin leurs quatre photographies anthropométriques d’Auschwitz.
Mais l’œuvre de Delbo en général, poursuit Ghislaine Dunant, est plus qu’un témoignage sur l’expérience d’une destruction. En effet des questionnements qu’on pourrait dire anhistoriques modèlent sa pensée et sa prose : pourquoi et comment transmettre une connaissance maintes fois présentée par l’écrivain comme « inutile » (ce qui n’empêche pas le désir de « faire savoir ») ; de quelle manière rappeler, toujours, l’écart entre le réel et sa représentation (douloureusement sensible pour ceux qui ont fait l’expérience de ce réel)…Les textes de Delbo s’interrogent aussi sur le rapport à l’autre qui existait dans ces situations d’impuissance atroces. À ce propos, elle parle bien sûr de camaraderie, vertu qui, dans les groupes de résistance et dans les camps, permettait d’éviter la mort et qui, pour la littérature portant sur ces sujets, est un thème quasi obligé. Mais elle va intuitivement plus loin dans la perception qu’elle a de l’acte souvent quasi involontaire de survie en y sentant une réponse à l’appel non formulé d’autrui (vivant ou mort). Cette intuition éclaire le rôle imaginaire qu’a joué pour elle son jeune époux assassiné à 28 ans, sur lequel elle demeura presque toujours silencieuse, ou celui des compagnes de déportation dont les gestes envers elle (une gifle quand elle allait s’évanouir, un mot adressé au bon moment…), au-delà de la sollicitude salvatrice, la font sortir de l’acquiescement à la mort et entrer dans une relation qu’on pourrait dire, de manière un peu grossière, de transfert et contre-transfert où la vie reprend.
Après la guerre, il y eut pour Charlotte Delbo une « vie retrouvée », ainsi que le dit le sous-titre de l’ouvrage de Ghislaine Dunant. D’autres combats furent les siens, comme la guerre d’Algérie. D’autres travaux l’occupèrent : pour l’ONU, pour le CNRS. Elle continua aussi à être tenaillée par une passion, héritée de Jouvet, le théâtre : elle s’absorba dans la rédaction de pièces et se battit pour qu’elles soient – parfois –mises en scène.
Mais, Ghislaine Dunant nous l’apprend, dans sa « vie retrouvée » Charlotte Delbo passait ses vacances dans une « maison » de campagne du Loiret qu’elle avait achetée : la gare de Breteau. Une gare ? Une gare, oui. Une petite gare anodine désaffectée où aucun train n’arrivait, contrairement à celle dont elle avait foulé le quai un jour neigeux de janvier 1943.
Le livre de Ghislaine Dunant, Charlotte Delbo, la vie retrouvée, rend l’épaisseur de la femme claire, déterminée, tranchante que paraissait être Charlotte Delbo, tout comme celle de l’œuvre qu’elle produisit, simple, directe, absorbée par la double expérience de l’impuissance radicale devant l’anéantissement et de la reprise parfois quasi-miraculeuse de la possession de soi.