De François Mitterrand, comble de personnage public, viennent de paraître deux ouvrages qui forment une correspondance stupéfiante avec celle qui était sa seconde femme, Anne Pingeot : un impressionnant volume de lettres, accompagné par leur contrepoint, un journal paradoxalement moins intime, pêle-mêle de pensées notées et d’images découpées en souvenir de moments partagés. Cet imagier dense et coloré révèle davantage le politicien, l’homme qui enchaîne les réunions, les rencontres, sillonne le terrain, la lenteur, la patience et l’endurance nécessaires pour devenir président.
François Mitterrand, Lettres à Anne. 1962-1995. Gallimard, 1 220 p., 35 €
Journal pour Anne. 1964-1970. Gallimard, 480 p., 45 €
La première des Lettres date de 1962, dix-sept ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale ; la dernière de trente-trois ans plus tard, Noël 1995, il y a vingt ans, autant dire hier, rien, à peine une génération. La durée qui nous sépare de 1995 est donc plus longue que celle qui séparait l’homme amoureux, né en 1916, de l’armistice de 1945. Ne serait-ce que sous l’angle du temps, cette correspondance est vertigineuse. L’ancien président a couvert presque tout le XXe siècle, il est aujourd’hui le modèle de tous les ambitieux du Parti socialiste, mais c’est un correspondant qui écrit comme avant : avant le Nouveau Roman et le théâtre de l’absurde qui lui sont contemporains, avant la Seconde Guerre puisque la majorité de ses références littéraires datent des années vingt, trente et quarante. C’est aussi un homme qui, en 1963, passe la soirée avec une Américaine (son portrait croqué est très drôle) dont le premier mari était un ami de Gabriele D’Annunzio, poète et cocaïnomane qui fut l’une des sources d’inspiration du fascisme esthétique. Ne serait-ce que sur le temps qui passe, l’enchaînement des âges, le tissu dont l’histoire est faite, la double correspondance amoureuse de François Mitterrand est l’occasion d’un exercice de méditation passionnant.
L’auteur du Coup d’État permanent, qui avait femme et enfants par ailleurs, est un être de constance et de continuité. Dans la France de 1962, on ne divorçait pas facilement, encore moins quand on visait la présidence du pays, mais qui saura jamais son attachement à l’épouse officielle et faut-il épiloguer sur ce point ? Ce serait passer à côté du sujet et des réflexions multiples que ces ouvrages évoquent et suscitent. L’évidence qui se déploie au fil des pages est la vérité d’une « simple » histoire d’amour entre deux êtres que peu de choses, sinon vingt-sept ans, séparent. Anne et François sont tous deux issus de la haute bourgeoisie cultivée, raffinée, sage, enracinée dans le paysage, gens de province, catholiques (elle pratiquante, lui non, mais respectueux, voire admiratif de sa foi, vaguement taquin çà et là).
Tous deux sont conservateurs dans tous les sens du mot, dans leurs goûts, leurs repères, leur métier, leur amour des racines, le vouvoiement qui se mue peu à peu en tutoiement, la conscience de filer un amour qui heurte les usages : « Ce que nous vivons, qui est si difficile, ne doit rien au confort de l’esprit et du corps », la mention discrète du passage à l’acte : « Ce grave et merveilleux secret de deux êtres qui se rejoignent… comme un don sans prix. J’aime ce que j’ai de vous parce que je vous aime. […] Que serait un sentiment sans acte ? […] Ce n’est pas en tout cas la vocation de l’amour humain. Et dans ce domaine je déteste l’impuissance distinguée des pâles sentiments qui ont peur de leur ombre ». C’était en 1964, quatre ans à peine avant Mai 68, que Mitterrand n’évoque pas, sinon pour parler de « l’Histoire qui marche en ce jour à grande allure », apostrophant Anne en ces termes : « Tu me manques spirituellement. »
Il est vrai que nous n’avons dans cette correspondance qu’une des facettes d’une personnalité contrastée et complexe, mais c’est étonnant. Étonnant aussi de voir à quel point l’homme écrit comme au XIXe siècle, du moins décrit une France qui n’a guère changé par rapport à celle que peignait Flaubert dans Madame Bovary, rappelant la fameuse scène des comices agricoles. « J’ai horreur de ces beuveries, de la fausse poésie qui chante les bons crus, de la gaîté collective qui s’exprime gras, de ces bourgeois qui jouent au paysan, de ces paysans qui forcent leur nature. » Flaubert à Louise Collet ? Non, Mitterrand à Anne Pingeot.
Il aime la géographie, la campagne, la toponymie, les lieux, les noms de lieux et les lieux-dits, les villages, les monuments, une nature domptée, où l’empreinte de l’homme est visible, se devine, où elle est souhaitable et attendue, raisonnée. Et les fleurs – lisez le blason du corps féminin du 5 janvier 1971 : « Tu es mon bouquet de fleurs claires. Bouche en forme d’iris, rire au chrysanthème d’or simple, gravité de la tulipe noire, ô mon front de lilas, ô mon corps de varech, mon amour à l’odeur de violette et de mer. » C’est un homme qui marche et qui joue au golf, sans cesse, qui arpente la terre, l’espace France, qui trace, qui exerce son regard, dont on sent qu’il se délasse, qu’il en a un besoin physique et moral, qu’il réfléchit, médite, aime, mais aussi ourdit, fomente, prépare des élections ou se remet d’un échec par cette activité du corps essentielle, élémentaire.
Le vocabulaire employé par Mitterrand est marquant, ou plutôt marqué, déjà en cours d’obsolescence dans les années soixante et soixante-dix. C’est une plume qui parle de « rectitude », d’« ascèse », de « joie », terme bernanosien, plus que de plaisir, de « plénitude », d’« entente » et de « communion » des esprits, d’un bleu du ciel « marial », de goût d’absolu, un registre qui semble avoir disparu aujourd’hui, qui ne s’utilise plus ainsi, aussi directement, simplement. Un mot revient souvent, celui d’« âme », ce terme qui signifie à la fois le souffle, la psyché, l’élément immortel en nous, substantif aujourd’hui suspect de naïveté et d’ordre moral.
La langue utilisée par Mitterrand passionnera ses historiens, qui pourront y traquer de près le long cheminement suivant lequel les mots tombent en désuétude, s’évanouissent, voient leur sens s’infléchir, souvent sous les plumes les moins attendues. D’autres souriront ou seront agacés par le lyrisme, l’expression à la fois si pudique et si directe, si pressante (Anne Pingeot semble parfois lui reprocher cette urgence), d’un amour. Mitterrand appartient à une génération d’hommes politiques qui écrivaient, voisine de la génération de Churchill, De Gaulle (très rarement cité), Pompidou, qui lisaient tard dans la nuit, travaillaient le jour, rédigeaient et signaient leurs discours, savaient s’arrêter et se poser pour réfléchir, écouter et observer d’eux-mêmes. Il ne cesse de dire son besoin de solitude, « la paix des profondeurs » (comme il l’appelle, citant Huxley).
Sans doute est-ce aussi de là que ces hommes tenaient plus de liberté, plus de distance et de force. Il est frappant, à la lecture de ces presque deux mille pages, de constater à quel point François Mitterrand, qui dans son autre vie était une machine politique, un redoutable stratège, un tueur, n’est pas idéologue. Dans les années soixante, soixante-dix, même quatre-vingt, la question du politiquement correct ou incorrect n’existait pas, elle eût été anachronique. En 1964, il assiste à un colloque de groupes d’inspiration socialiste dont il fustige la langue de bois : « Si vous n’employez pas avec eux et au moment voulu, note-t-il, des formules comme celles-ci : pôles de domination économique, dimension européenne, planification socialiste […] appareil bureaucratique, la “famille” socialiste vous considère soit avec méfiance soit avec dédain. […] Je discerne le défaut de l’armure et je me désole de tant d’élans sincères vers la justice rongés par l’acide du sectarisme verbal ».
Quelque six cent pages plus loin et sept ans plus tard, c’est le joueur qui se révèle : « À 11 heures je reçois l’aile gauche du parti socialiste, et pour déjeuner l’aile droite ! Nous jouons à cache-cache et réussissons mal à nous retrouver. » Est-ce à dire que c’est un homme sans convictions ? Pas si sûr. Duplice ? manipulateur ? On l’a beaucoup dit et on le dira toujours. Fidèle ? À Anne, sûrement. À la France, aussi sûrement. (Notons qu’il ne prononce presque jamais le mot France, assurément anti-gaullien sous ce jour, comme si c’était une évidence, une entité allant de soi.) L’homme de « gauche » élu en 1981 aimait Maurras, Gobineau et Jules Romains, Vézelay, Conques et Monreale. C’est un fait, une donnée qui fait exploser nos catégories de pensée et dérange encore. Mitterrand était un antimoderne, novateur et moderne dans son art (la politique), mais homme de l’ancien temps, esthétiquement traditionaliste. Même si le Journal donne plus de place à l’actualité, à la presse, aux vignettes d’époque, y dominent les photos de sculptures, de pierres, d’églises et de tableaux, tout ce qui est permanence.
Mitterrand possède une profonde sensibilité esthétique, spirituelle, un talent d’observateur des mœurs de la bourgeoisie dont il est issu (ce sont les rares passages comiques des lettres), mais sa sensibilité sociale est plus en sourdine. À quelques exceptions près, souvent déplacées ailleurs, devant des photos de victimes de guerre en Afrique ou en Asie qui font naître chez lui des réflexions « métaphysiques », ou lors d’un voyage en Inde, fin novembre 1971, qui donne lieu à d’émouvantes pages sur la misère alors qu’il est accueilli par un certain père Laborde, qui vit parmi les pauvres de Calcutta : « Nous sommes rentrés par le camp de Salt Lake, 300 000 réfugiés, les baraques en copeaux de bambou, toits en toile plastique, les hôpitaux ou dispensaires indescriptibles. […] C’est la géhenne. […] Mes impressions se mélangent. J’ai une sorte de nausée, je me force terriblement, je n’ai pas la vocation du malheur ». Et le lendemain : « Ma porte est ouverte de plain-pied sur la courette. Juste devant une femme est accroupie avec deux paniers de boules noires à vendre : des excréments que l’on voit ramasser, pêcher, partout dans les égouts. Combustible. […] Les bruits de l’immense ville traversent nos pauvres murs. Les artisans travaillent tard. Les animaux aboient, meuglent, caquettent. Des solitaires psalmodient ».
Dans l’ensemble, il est assez remarquable de voir que Mitterrand ne juge pas. Il observe, il comprend, note et enregistre. Ici ou là, il dit son agacement devant une « sénateur », femme « intrigante, sans l’ombre d’une élégance morale », ou un député SFIO, « petit tyranneau local […] qui s’apprête à toutes les bassesses ». Dans ses lettres, quatre ans plus tard, en 1971, il n’a que mépris pour les hippies qu’il a vus à San Francisco, dont la révolte, juge-t-il, « n’est que l’expression d’un manque et non l’expression d’une création ». Mépris aussi pour les professeurs de la Fédération de l’Éducation nationale qu’il rencontre la même année, en 1971 : « Les profs ! Ridicules, peureux, éloignés des sources de l’esprit dont ils se réclament. » (Il est plus amène avec eux en d’autres occasions.) En dépit de ces exemples, le lecteur découvre un analyste objectif et détaché, neutre. Mitterrand n’est pas un homme révolté, ni un homme en colère. Il analyse les forces, autrement dit les Français en présence, la variété des sensibilités, les nuances, il accumule un savoir qu’il sait indispensable et qui le passionne pour prendre le pouvoir dans un avenir plus ou moins proche. Il compose son tableau de la France comme le collage manuel qu’il offrira à Anne.
Dans ce sens-là, les Lettres et le Journal sont des livres profondément apolitiques, ce qui n’est pas un paradoxe. Le 8 juillet 1968, l’homme avoue ainsi : « Je ne suis pas vraiment, je veux dire en profondeur, préoccupé par la politique en ce moment. Je voudrais surtout approcher d’autres domaines de la connaissance. » Ce fut sûrement un de ses ressorts essentiels, cette capacité à suspendre, volontairement, une partie de soi, de laisser reposer, sous surveillance, un de ses versants. Aux côtés d’Anne Pingeot, le guerrier était délesté des multiples contraintes de la chose politique. S’il fut son pygmalion, elle fut son tuteur, au sens presque littéral, végétal.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’ancien président de la République et chef du Parti socialiste, nous avions beau savoir que Mitterrand avait une sensibilité de droite, ces Lettres et ce Journal forment un objet fascinant, qui peut laisser songeur. Le style de ce double objet, sa forme, son contenu, tout l’inscrit dans la tradition française des hommes politiques écrivains. Mitterrand, qui évoque son « pèlerinage lamartinien », aurait pu écrire : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! » : la lecture de sa prose permet de l’affirmer. Faut-il pour autant s’étonner de voir l’épistolier révéler une conscience aiguë de son temps ? « Je t’ai parlé de mon projet d’apprendre la technique de la parole à la télévision, moyen numéro 1 d’atteindre désormais l’opinion, l’éloquence étant redevenue comme au temps de Démosthène l’instrument majeur de la démocratie directe. » Les communicants allaient bientôt naître.
Il y a chez cet homme une ligne de démarcation très sensible entre la zone libre, incarnée par Anne Pingeot, et la zone occupée, dominée par les affaires de la cité. Le sol est le même.