Rumeur et petits jours du Raoul Collectif à la Bastille ; Angelus Novus AntiFaust de la compagnie Le Singe, mis en scène par Sylvain Creuzevault à la grande salle de la Colline, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris : ces deux spectacles apparaissent représentatifs, dans leur diversité, de ces groupes de création qui contribuent à la richesse de la scène théâtrale.
Rumeur et petits jours. Par le Raoul Collectif. Théâtre de la Bastille. Jusqu’au 25 décembre
Angelus Novus AntiFaust. Mise en scène de Sylvain Creuzevault. Théâtre de la Colline. Jusqu’au 4 décembre. Tournée jusqu’en juin 2017
De longue date, en Europe, des collectifs se sont formés, qui créent sur la base d’improvisations, à partir de pièces du répertoire, sans le recours à un metteur en scène. En Italie, le plus célèbre reste Il Collectivo de Parme, qui avait fondé, en son Teatro Due, un festival international, hôte des plus grands artistes du monde entier. En Flandre, les plus pérennes demeurent le tg STAN et la compagnie DE KOE, programmés cette saison au Théâtre de la Bastille, qui, sous la direction de Jean-Marie Hordé, a largement contribué à les faire découvrir. En Wallonie, le mouvement s’est développé en environ une décennie, comme en France ; mais, le plus souvent, la référence à des textes préexistants a disparu. C’est le cas du Raoul Collectif, dont le premier spectacle, Le signal du promeneur, avait été présenté à la Bastille en 2012, et dont le deuxième, Rumeur et petits jours, créé au cloître des Carmes pendant le Festival d’Avignon 2016, est actuellement à l’affiche.
Ces cinq garçons belges, Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoit Piret et Jean-Baptiste Szézot, issus de la même école de Liège, ont constitué leur collectif dès 2009. Ils ont manifestement choisi son nom en hommage à Raoul Vaneigem, une de leurs références avec Jacques Delcuvellerie, fondateur du Groupov. Ils ont longuement travaillé sur la notion de groupe, à partir de leur propre expérience et de trois exemples : les situationnistes, la Société du Mont-Pèlerin et les Huichols. Ils se sentent proches des premiers, mais ils ont mené une véritable recherche sur les deux autres, éloignés soit par l’idéologie, soit par la distance. Ils ne se sont pas contentés de s’intéresser à Friedrich von Hayek ou à Milton Friedman en tant qu’ancêtres du néolibéralisme. Ils ont interrogé l’idéal de liberté défendu en 1947, au sortir de la guerre, par les économistes réunis dans les montagnes suisses. Quant aux Indiens, adorateurs du cactus peyotl, ils sont allés les rencontrer au cours d’un long voyage au Mexique, encouragés par Raoul Vaneigem : « Nous cherchons tous le ptérodactyle qui nous emmènera dans une réalité mieux adaptée à nos désirs que celle qui nous est imposée. » Mais ils ont l’élégance de ne pas faire peser toutes ces références sur le spectacle, ce qui leur a valu un grand succès à Avignon auprès d’un large public.
Tous les cinq, prénommés pour la circonstance Jules, Robert, Jean-Michel, Claude et Jacques, sont réunis autour d’une longue table, pour animer à la radio leur émission littéraire, Épigraphe. Ils l’ouvrent sur une citation d’Henri Michaux : « Faute de soleil, sache mûrir dans la glace », et rappellent leur mot d’ordre : « Dénicher de la beauté ». Mais ils ont beau se situer dans les années soixante-dix, comme en témoignent leur équipement, leurs micros désuets, leurs messages reçus par télex, ils subissent déjà la dure loi : « Il n’y a pas le fric de gauche et le fric de droite, il y a le fric tout court. » Ils vivent donc la trois cent quarante-septième et dernière édition de leur émission, supprimée par la direction de la station. Ils se laissent de ce fait aller à diverses sortes de loufoqueries, règlements de comptes, improvisations, à partir de lettres d’auditeurs, par exemple celle de Benoîte Grioult, de son histoire d’une vache et d’un cheval dans un pré exigu. Malgré les nombreux effets comiques, le spectacle risquerait de se perdre dans ce simulacre de fiasco s’il n’échappait assez vite à ce cadre convenu.
Bientôt, cette émission de radio s’autorise des projections – de diapositives sur des animaux en voie de disparition, d’un documentaire sur la Société du Mont-Pèlerin –, les cinq, à peine reconnaissables dans leurs tenues de 1947, endossant les rôles des économistes. Surtout, l’invention culmine avec le personnage de T.I.N.A. L’acronyme de la fameuse phrase, prononcée par Margaret Thatcher le 25 juin 1980, devenue la règle de notre monde : « There is no alternative », est incarné par Robert, avec perruque blonde, vêtements féminins et escarpins. Ceux qui s’appellent eux-mêmes « les cinq metteurs en scène » n’ont pas pour autant cédé à la surenchère du travesti, ni occulté la portée politique de leur spectacle au moyen d’un numéro de cabaret. C’est à des choix de ce genre que s’apprécie la qualité du spectacle, qui se termine par l’apothéose d’un Plan B. La table reculée au fond du plateau laisse place à un magnifique feu d’artifice de sable roux, comme venu du désert mexicain. Comme dans le spectacle précédent, des masques font leur apparition, au rythme de chants latinos : têtes de cactus, de vache, de cheval. Les deux animaux, évoqués dans la lettre de Benoîte Grioult, alors confinés dans une lutte pour la survie, oubliés au fil de la représentation, se livrent à une danse très lente, se chassent mutuellement leurs mouches, offrent une image d’extrême douceur, contrepoint final au message de T.I.N.A.
Sylvain Creuzevault est acteur et metteur en scène ; son nom est associé à trois créations collectives, depuis 2008, avec sa compagnie D’Ores et déjà : Le père Tralalère, sur la famille, Notre Terreur, sur la Révolution française, Le Capital et son singe, sur Marx. Il signe cette fois la mise en scène d’Angelus Novus AntiFaust, les textes du programme, le livret du petit opéra Kind des Faust, ce qui laisse supposer une élaboration commune pour le reste. Certains membres de la distribution ont d’ailleurs participé auparavant aux créations collectives ou à certaines d’entre elles : Antoine Cegarra, Eric Charon, Pierre Devérines, Arthur Igual, Amandine Pudlo. Le spectacle porte un titre et un sous-titre. Le premier est emprunté au tableau de Paul Klee, un temps possédé par Walter Benjamin, qui a fait de cet Angelus Novus l’Ange de L’Histoire, dans Sur le concept d’histoire (Thèse IX). Le second correspond à un projet ainsi explicité par Sylvain Creuzevault : « Dans le mythe, le Pacte permet à Faust de devenir tout ce qu’il n’est pas. Nous le renversons, puisqu’au contraire aujourd’hui le capital faustien nous somme (du verbe sommer) de ne rester que ce que nous sommes (du verbe être)… Il s’agit peut-être d’écrire un Faust contre son propre mythe, un AntiFaust. Et d’en construire une représentation qui participe à l’essai de son dépassement réel dans la vie quotidienne affective. » Trois personnages correspondent à deux AntiFausts et à « un Faust sans démon » : un docteur en neurologie (Arthur Ignal), une biologiste généticienne, Prix Nobel (Servane Ducorps), un compositeur, bientôt chef de l’État (Eric Charon).
La première prise de parole est celle de Baal, Seigneur des Mouches : « Jadis, bien et mal, joies et peines, toi et moi, pipi et caca, oui et non, bon et mauvais, un monde binaire, dualiste. Aujourd’hui, les choses sont plus complexes, compliquées, elles s’imbriquent les unes dans les autres, un peu comme… imaginons. […] Ne plus sentir le poids de la planète tête, ne plus être comme un petit garçon sous ses jupons, ne plus obéir à cette reine tyrannique dont la seule passion est de classer, analyser, encoder, comprendre, déchiffrer, percer le grand secret du cosmos. Vivre sans tête. Et que René Descartes aille se faire foutre. Vivre sans tête ne veut pas dire vivre sans cervelle. Même si je ne pense pas je suis ». Ces propos sont certes tenus par un personnage, substitut de Méphistophélès, mais d’entrée ils devraient inquiéter tout spectateur qui préfère comprendre au théâtre. Il lui reste à tenter de se repérer pendant trois heures et demie (avec entracte), dans la succession des scènes et à faire confiance aux intentions du programme.
À un certain moment, arrive une glaneuse (émouvante Michèle Goddet) qui, portant le sac des vaincus, dit le texte de Benjamin, projeté en même temps sur un écran. Mais les phrases en sont morcelées, incompréhensibles pour qui ne les connaît pas. Ce procédé est très révélateur de l’ensemble du spectacle qui, de citations de Dante en références à Boulgakov, d’allusions au contexte politique le plus récent en utilisations de faits divers, par exemple la noyade de l’enfant livré à la marée par sa mère sur la plage de Berck, adopte une position de surplomb par rapport au public, déplace l’attente suscitée par le titre. L’Angelus Novus de Walter Benjamin en semble instrumentalisé, même s’il donne lieu à une dernière scène muette, superbe visuellement, la vaine tentative d’un ange de refermer ses ailes prises dans la tempête. Mais des spectateurs, même parmi les plus motivés, partis à l’entracte après deux heures de représentation, auront manqué cette clôture, ainsi que le petit opéra de Pierre-Yves Macé, magnifiquement chanté en allemand, interprété en play-back sur le plateau, en particulier par l’étonnante Alyzée Soudet. Dommage qu’un artiste tel que Sylvain Creuzevault semble cette fois avoir cédé à une démesure faustienne !